1974-2024. L'Amour au temps des œillets rouges

Vendredi 22 mars 1974. Pâques a beau tomber en avril (le 15), c’est les vacances ! Demain, j’embarque aux Aubrais, en banlieue d’Orléans, dans le train à destination de Saint-Jean, au bord de la Garonne, où m’attendent Patrick et Patrice, mes potes de Saint-Georges-de-Didonne. Patrick, je m’en suis fait un ami, deux ans plus tôt, dans la salle de jeux au fond de l’impasse, derrière chez lui, en plein cœur du village. Nous nous y retrouvions après le déjeuner pour d’interminables parties de baby-foot, quand nous ne passions pas nos après-midi à secouer les flippers. Un lieu de drague idéal pour les champions des parties gratuites que nous étions.

Sa mère m'invitait régulièrement à partager le repas familial ; une cuisine toujours simple. Elle m’aimait bien, Hélène ; je n'en dirais pas autant d'Auguste son père. Non seulement ses silences me mettaient mal à l'aise, mais je ne pouvais m'empêcher d'y voir une certaine hostilité à mon endroit. L'Auguste avait une sacrée histoire : ses activités politiques l'avaient amené à quitter le Portugal dans les années 30, y laissant une femme et deux enfants en bas âge. Le fascisme qu'il combattait dans son propre pays le rattrapa en Espagne, le contraignant une fois encore à passer une frontière : celle de la France, où il trouva à employer ses bras et du réconfort dans ceux de la belle Hélène.

L'ami Patrick avait donc deux frères plus âgés au Portugal, qui finirent par frapper à la porte de leur paternel en France. Ils étaient devenus des hommes, mariés et pères de famille. J'imagine l'émotion de cet instant : eux retrouvant un père qui, quarante ans plus tard, les accueillait comme ses fils ; lui réalisant que quatre décennies de silence n'avaient pas détourné ses deux aînés de leurs racines ! Ces retrouvailles se graveront dans mon inconscient et me parleront, ma vie durant, moi qui cherchais mon père depuis ma naissance et qui, des années plus tard, devenu père, verrais la moitié de mes enfants se détourner ! Cette histoire que j'aurais aimé faire mienne renforça mon attachement à Patrick ; en en faisant "le frère que je n'ai jamais eu" de la chanson en vogue du moment. À Saint-Georges, je me construisais la famille "que je n'aurais jamais".

Je ne sais pas comment l’idée lui est venue : voulait-il vraiment partager l’occasion avec ses copains, ou la perspective de se retrouver seul en terre inconnu l’effrayait-elle ? Il n'empêche : lorsque Americo, son frère, l'invita à passer des vacances dans sa famille portugaise, Patrick nous proposa à Patrice et à moi de l'accompagner. C'est ainsi qu'une fois réunis à Bordeaux, le samedi 23 mars 1974, nous embarquâmes tous les trois pour Lisbonne. À 16 ans, je suis le plus jeune de la bande ; eux ont l'âge de partir au service militaire. Pour ce premier voyage hors de l’hexagone, je traversais deux frontières et deux pays où résonnaient le bruit des bottes. Avec mes cheveux longs, "j'avais la gueule d'un suspect" pour reprendre  le titre d'une chanson de mon idole de l'époque: Leny Escudero, comme par hasard portugais, lui-aussi !

Arrivés en gare de Santa Apolónia, Américo nous attendaient au bout du quai ; Natália, sa fille de 16 ans, se tenait à ses côtés. Nous avons pris la route de l'appartement que la famille occupait à Odivelas, dans la banlieue nord de Lisbonne. Américo y vivait avec son épouse et leurs deux filles : Natália donc, et Isabel, de huit ans sa cadette. 


Patrick, Natália, Patrice (Sintra, mars 1974)


Le Portugal vivait en cette fin mars, les dernières semaines du salazarisme et nous ne le soupçonnions même pas ! Tous les soirs, nous nous retrouvions pourtant dans la chambre des filles et à nous quatre – Isabel était trop jeune – refaisions le monde en écoutant Maxime Le Forestier, Georges Brassens ou Jacques Brel. Nous avions la dent dure contre les États-Unis : six mois plus tôt, ils avaient dégommé Salvodor Allende, tout justye élu président de la République du Chili. À bas l'impérialisme ! Ouais ! À bas le colonialisme ! Ouais ! À bas le capitalisme ! Ouais ! Plus de justice sociale ! Plus de justice-tout-court même, ouais ! Non à la dictature! Ouais ! Le fascisme ne passera pas ! Ouais ! S'il nous entendait, Ferdinand Marcos aux Philippines devait trembler ; son avenir et celui de sa Loi martiale se comptaient en jours. Natália ne laissait pas passer son temps de parole. Ça, c'était le soir.

Dans la journée, Américo nous trimballait dans sa vieille guimbarde à travers la ville et alentours. Natália s'asseyait à côté de moi, à l'arrière de la voiture. Très vite, ce ne fut plus un hasard. Il avait suffit que nos cuisses se frôlent une fois pour que nos regards les autorisent à se toucher franchement, encore et encore, jusqu'à ce que nos mains s'y joignent et que nos doigts s'enlacent. L'œil d'Américo, dans le rétroviseur imposait une limite que nous n'imaginions même pas franchir. J''aimais par dessus tout lorsque, sur le chemin du retour, prétextant la fatigue, elle laissait sa tête se poser sur mon épaule et, simulant le sommeil, fermait les yeux.

Un dimanche, nous avons poussé jusqu'à Freixianda, dans la région de Fatima, au centre du pays, où la femme d'Auguste continuait d'attendre son homme dans leur maison au sol de terre battue. Je me souviens de l'âtre immense, dans lequel cette femme usée s'asseyait, à proximité des braises sur lesquelles cuisait ses repas. Un léger malaise s'empara de Patrick lorsqu'elle s'enquit d'Auguste. Inconsciemment, elle me renvoya à ma propre mère ; n'attendait-elle pas elle aussi mon père, depuis près de quinze ans ? Nous sommes sortis à ce moment-là sur la place du village. Patrice nous a photographié Natália et moi dans les bras l'un de l'autre, sous le regard amusé d'un vieux sorti griller une cigarette sur le pas de sa porte.

Freixianda (district de Santarém), mars 1974


Soyons honnête : j'ai vite préféré la voiture d'Américo à nos veillées politico-musicales. Surtout que, voulant mesurer mon degré d'engagement envers la Révolution, 
Natália me demanda un soir, à brûle-pourpoint : "Penses-tu qu'un révolutionnaire puisse être romantique ?" Que pouvais-je répondre d'autre que "Oui", tant mon cœur battait la chamade dès que je l'apercevais, dès que j'entendais le soin de sa voix, lorsque son image s'incrustait à l'intérieur de mes paupières lorsqu'à minuit passé, il nous fallait bien mettre un terme à notre journée. Nul doute que "Oui"… qui était la mauvaise réponse ! Toute mon éducation politique était à refaire.

Sitôt de retour en France, le jour où Georges Pompidou cassa sa pipe, je me précipitai au sous-sol de la librairie Les Temps Modernes, à Orléans, et dévorai toutes les feuilles de choux des organisations dont le nom se termine en iste : anarchiste, trotskiste, maoïste, communiste… tendance révolutionnaire ou prolétarienne. Elles m'aidaient à argumenter dans les courriers de plusieurs pages que j'adressais à Natália, au moins deux fois par mois.

Et l'actualité en rajoutait ! Le jour de la Saint-Marc (25 avril), l'armée portugaise sortit de ses casernes pour redonner la parole au peuple et mit notre débat entre parenthèses. Internet n'existait pas et le téléphone coûtait cher ; de toutes façons, je savais que Natália avait dû, dès la nouvelle connue, se précipiter dans les rues et entonner avec les autres Grandola Vila Morena, la chanson de José Afonso diffusée ce matin-là à 0 h 20 par Renascença, la station de radio catholique, signal attendu par la troupe pour se mettre en mouvement.



Comme l'été précédent, Natália vint passer ses vacances d'été à Saint-Georges, chez son grand-père et, bien sûr, je m'y précipitai dès les premiers jours de juillet. Il fallut qu'elle m'assure – un vendredi soir, dans le night-club du casino de Saint-Georges – ne pas être en sucre et que je pouvais l'étreindre et même l'embrasser sans risque qu'elle se liquéfie et disparaisse, pour que nous échangions le premier baiser d'une longue série… sans être tombé d'accord sur la compatibilité du romantisme avec la révolution. Des vacances merveilleuses ! 

Notre beau roman, notre belle histoire ne passa pas l'hiver. J'étais pourtant prêt à tout pour la rejoindre et participer à la construction d'un État socialiste, quitter mon pays, ma famille… et c'est ce que j'entrepris. Mais… Arrivé dans le petit village de Marc, à une encâblure de la frontière espagnole au fin fond de l'Ariège, je fis demi-tour et regagnai Orléans, où du passé je fis table rase : abandonnai mes "études" et m'engageai dans l'action militante contre le racisme et pour l'amitié entre les peuples Kamarade.

 

Je retournai au Portugal, en 1988, invité par le Festival du cinéma lusophone, à Aveiro. Patrick m'avait communiqué le numéro de téléphone de Natália. Je la savais mariée et mère d'un enfant, moi aussi. Je pris le risque de l'appeler, elle m'identifia à la première intonation de ma voix, et nous nous revîmes à Lisbonne. Elle m'attendait à Santa Apolónia, comme quinze ans plus tôt. Nous passâmes la soirée à boire et manger, à refaire le monde aussi et nous nous endormîmes sans avoir tranché sur la compatibilité du romantisme et de la Révolution.

La question s'invite depuis cinquante ans dans nos échanges, comme un "private joke", car Natália et moi continuons à nous revoir régulièrement, plus souvent au Portugal qu'en France. Avec les années, nous ressemblons de plus en plus à Florentino Ariza et Fermina Daza, les deux amants éternels du roman de Gabriel Garcia-Marquez : L'Amour au temps du choléra

Santo Andrès, 2017


Il y a sept ans – à l'occasion de mon anniversaire, célébré avec une bande d'amis dans sa maison de l'Alentejo autour d'un copieux bacalhau à br
ás qu'elle avait mitonné toute la journée – elle se rapprocha finalement de mon point-de-vue, admettant du bout des lèvres derrière un sourire malicieux que, pourquoi pas, un révolutionnaire pouvait aussi être romantique. Quarante ans pour parvenir à cette conclusion ! Personne n'aura autant réfléchi que nous à cette question. Jamais ! Ni Marx ni Lénine, ni Mao, ni même Trotsky ou Gransci. Personne !

 

Le Bacalhau de Natalià


Au crépuscule de notre vie, car l'un comme l'autre sommes entrés dans la dernière ligne droite, nous riions encore de ce débat ô combien idéologique et fort éloigné de la réalité, nous l'avons appris à nos dépens. L'un et l'autre avons fait le tour de la question politique, elle dans un sens moi dans l'autre, pour parvenir à la même conclusion : la politique est l'art d'utiliser le voisin pour la réalisation de ses propres desseins. Il n'y a aucune sincérité là-dedans ! La "sincérité"… en voilà bien un truc de romantiques. CQFD.

 

Lisboa, avril 2024

Natalià s'est éteinte, le 22 août 2024, à l'âge de 66 ans.

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