Le guide du roublard : le livre qui tient la route


 

C'est un peu tôt pour publier des "Œuvres complètes". Non ?

Non, pourquoi ? Il faut savoir tourner les pages au bon moment. Le voyage tel que je l'ai pratiqué devient de moins en moins praticable et puis le centre de ma vie s'est déplacé vers ce à quoi j'ai toujours aspiré : la famille. Le temps est donc venu de me poser et, éventuellement, de transmettre le peu que ces années de vagabondages m'ont appris.

Justement, on a l'impression en lisant cet ensemble de textes, que le voyage, plutôt que de t'ouvrir, t'a replié sur toi-même. Je me trompe ?

Sûrement, mais c'est aussi l'une des fonctions principale du voyage : il t'isole en te coupant des milieux que tu quittes sans pour autant te permettre d'intégrer réellement ceux que tu rencontres. L'étranger n'est jamais totalement accepté ; c'est vrai d'une province à l'autre, alors imagine d'un pays à l'autre ! Le voyageur ne peut compter sur personne ; c'est à lui de jouer. C'est ce qu'il y a de grisant et qui finit par devenir aussi addictif qu'une drogue. Plus le voyage dure, plus l'insertion devient difficile. Alors la réinsertion… n'en parlons même pas !

Tu dis que le voyageur ne rentre jamais vraiment…

Oui, tout simplement parce qu'il ne peut pas. Une chose est de découvrir un univers totalement nouveau, une autre est de "revenir" dans un monde que l'on a connu mais complètement transformé. Impossible de reconnaître la France de mon enfance. J'ai énormément de mal à comprendre la "résignation" dans laquelle les Français se sont laissés aller. Partout où je suis passé, ces quarante dernières années, les hommes et les femmes que j'ai rencontrés se battent pour vivre. Et c'est ce combat qui fait leur fierté de vivre parce que l'énergie qu'ils déploient les enrichis. La France de 2024 est une bonne illustration de ce que sera la planète dans un demi-siècle : un monde "robotisé" par des humain qu'il ne sera même plus besoin de former ; il suffira de les paramétrer… 

Comment tu fais pour continuer à avoir de l'humour – car le livre n'en manque pas – après avoir dressé un constat aussi pessimiste ?

Je prends des médocs.

Si tu devais ne retenir qu'un seul moment magique de ces quarante années de bourlingues, ce serait lequel ?

Il y en a tellement, sachant que le propre du temps a pour effet de gommer le pire pour ne laisser que le souvenir d'expériences par principe enrichissantes. Pour l'étranger, le moment le plus magique c'est lorsqu'il ne fait pas peur, lorsqu'il n'y a plus d'obstacle, lorsque la rencontre s'opère et où l'on vient à sa rencontre. Bien sûr, le voyageur va à la rencontre des autres ; mais le plus fabuleux c'est lorsque quelqu'un vient à sa rencontre. Il m'est arrivé, plus d'une fois, de voir venir des gens comme ça et bizarrement, plus souvent des femmes que des hommes.

Par exemple ?

Un jour, je suis allé à Xiahe dans le Gansu en venant du Sichuan. J'avais passé la nuit à Zoige, dans le nord de la province. Sur la carte, Xiahe est à peine à 250 bornes et je pensais qu'en cinq heures l'affaire serait pliée. Je suis parti tranquilou, un matin. Le bus a commencé à attaquer la montagne au bout de quelques dizaines de kilomètres et à rétrograder en seconde… Nous avons atteint la neige, puis la glace… qui a fini par immobiliser le bus ! Je n'étais pas vêtu particulièrement chaudement et surtout, au bout de huit heures de route, je commençais à avoir sérieusement la dalle… d'autant qu'il restait encore une sacrée route avant d'arriver. Derrière moi, voyageaient une tibétaine avec son enfant de 2 ou 3 ans. La maman décortiquait des noix pour nourrir sa petite – c'était une fille – et une fois sur deux, la gosse me frappait sur l'épaule et me donnait une noix.

À la tombée de la nuit, le bus a fait escale dans un bled au milieu de nulle part. Le chef de la gare routière m'a clairement signifié que je ne pouvais pas passer la nuit dans son dortoir, avec les autres passagers, et il m'a expédié sans ménagement à la recherche d'un hôtel que j'ai fini par trouver. Les deux jeunes réceptionnistes ne parlaient que chinois, mais en Chine, les gens se comprennent très vite dès lors qu'il y a affaire et elles m'ont loué une chambre… non-chauffée. Je n'ai pas demandé où étaient les douches. J'ai entassé les couettes des trois lits et me suis calfeutré en dessous jusqu'au matin. J'ai très bien dormi !
À 4:30, j'étais debout, je ne voulais pas me retrouver coincé dans ce bled et je me suis dirigé vers la gare routière. Le guichet était encore fermé, mais je me suis posté juste devant. Là, un énorme tibétain s'est pointé et a commencé à me pousser de l'épaule pour prendre ma place ! J'ai grogné, il a compris que j'avais repéré sa manœuvre et n'a pas insisté. Mon ticket en poche… je me suis précipité dans le bus. Qui je croise avant de monter ? Ma tibétaine avec sa fille ! Elle paraissait passablement en panique, mais ne comprenant pas le tibétain… je me trouve une place dans le bus, la femme sur les talons, et là elle me colle la gamine dans les bras et disparaît. Je comprends alors que jouer des coudes avec la petite dans les bras n'est pas facile. Je faisais des risettes à l'enfant quand le bus s'est rempli de sa vingtaine de passagers. Tous tibétains, dont le malabar auquel je m'étais heurté une heure plus tôt. Me voyant, seul avec dans les bras une petite tibétaine dont je n'étais manifestement pas le géniteur, chacun y alla de son commentaire… Surtout, la scène eut pour premier effet de détendre l'atmosphère et de décontracter tout le monde, à commencer par mon malabar, venu m'adresser un large sourire en s'asseyant sur le siège, de l'autre côté de l'allée.
La jeune femme est descendue du bus avec son enfant, à l'embranchement de deux pistes, en pleine montagne ; je ne me souviens plus si nous nous sommes adressés un signe de la main pour nous dire au revoir. J'avais glissé une noix dans ma poche. Je l'ai toujours ; elle m'accompagnera dans la tombe. Le bus a repris sa route. Le malabar, me voyant transi m'a saisi les mains pour les enfouir dans les manches de son large manteau.
Voilà un des moments inoubliables de mes voyages. Et cette histoire est loin d'être la seule du genre.

Autre rencontre : vendeuse de pierres, désert de Gobi (Zhongwei)

Cette histoire n'est pourtant pas dans le livre…

Non, on ne peut pas tout mettre ou alors, il faudrait que je raconte ma vie et ce n'est pas l'objet. Ça viendra peut-être. Plus tard. Ce que je veux dire, c'est que je ne joue pas aux "explorateurs" – d'ailleurs, je pense qu'il n'y a plus grand chose à explorer – ni ne me lance de défi – là aussi : quel défi reste-t-il a relever ? Et c'est peut-être bien parce qu'il n'y a plus rien à explorer ni de défi à relever que la littérature de voyage sombre petit à petit dans une forme de sensationnalisme : les éditeurs rivalisent de roublardise pour vendre quelque chose qui n'existe plus ou n'existe tout simplement pas ; ils fabriquent de l'aventure, du sensationnel – c'est l'exotisme moderne, revisité ; déconstruit comme dirait l'autre. Il est beaucoup plus difficile d'évoquer le quotidien. Moi, je voyage dans la banalité du quotidien.

Voyager seul ?

C'est un pléonasme. On ne peut voyager que seul. Il m'est arrivé 2-3 fois de faire route à deux : avec Michel, premier voyage, en 1976 ; avec Armelle, l'Afrique, en 1983-84 ; puis plus rien jusqu'en 1998 où j'ai bourlingué un peu avec Ji-wong. En dehors de ces trois-là, il me semble qu'à chaque fois où j'ai emporté un compagnon de voyage, ça a été un fiasco. Ensuite, ma route a croisé celle de Nicolas, en 2009, puis celle de Tiên, en 2018, devenue mon épouse et la mère de mes enfants.

T'es-tu reconnu en relisant ces textes ?

Oui, complètement. C'est aussi en me relisant que j'ai mesuré à quel point les voyages n'ont pas entrecoupé ma vie, mais en constituent la colonne vertébrale. 

Tu cherchais quoi, dans ces voyages ?

Je l'ai écrit : à donner corps au père que je n'ai pas connu. Mais je n'en suis pas si sûr. Peut-être juste me retrouver avec lui ou seulement retrouver l'image que je m'étais faite de lui.

Et tu fuyais quoi ?

Impossible de répondre à cette question en quelques minutes. Un auteur, que ton père (Rémy Charrey) m'a présenté – Olga Voscannelli pour ne pas la citer – a écrit : "Il y a toujours dans ce que l’on cherche une part de ce que l’on fuit"J'aurais aimé être l'auteur de cet aphorisme. L'important, c'est ce que j'ai fini par trouver : comprendre pourquoi j'avais délaissé ma carrière professionnelle. Il m'a fallu une vie pour y arriver. Certains diront que cela ne m'a pas enrichi. Financièrement, je ne peux pas leur donner tort. Mais humainement je suis le plus heureux des hommes. Et c'est peut-être aussi pourquoi le temps de signer des "Œuvres complètes” est arrivé.

Propos recueillis par Céline Charrey.
Novembre 2024

Écrits sur la route, est publié par Œil pour Œil, association Loi 1901 (odv.assos@gmail.com)
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