La critique est facile, mais…


Ce texte, rédigé en février 2021, a été publié dans le numéro spécial (#3) de la revue Ciné Critique, édité en novembre 2021 par le Festival international du film d'Amiens, dans le cadre de la célébration de son quarantième anniversaire.

 


 

Nous étions début septembre. Tu verras, avait dit J.-P., l’arrière-saison est belle en Picardie. Ça tombait bien, j’avais vraiment besoin de me changer les idées. Comme le moteur de ma vieille 404 dans laquelle nous voyagions, ma vie peinait à démarrer ; je roulais même sur les jantes depuis un moment. Je caricature à peine.

J.-P. m’a installé boulevard de Saint-Quentin. Tu veux faire quoi de ta peau, m’a-t-il demandé ? Écrire. Alors vas-y. Et là, la page blanche m’a renvoyé le vide des vingt et une années qui venaient de s’écouler. Nous étions en 1978, j’avais prévu de me poser ici deux à trois semaines, je suis resté près de huit ans.

Dans un troquet du centre-ville où les « camarades » – tous fonctionnaires – viennent prendre le café, chaque midi en sortant de la cantoche, J.-P. me présente comme un… (il ne sait trop quoi) en devenir. Mais déjà, je suis un "…" C’est trois fois mieux que "."

Je suis à Amiens depuis un mois lorsqu’il m’introduit dans le cercle d’universitaires qui se retrouvent, une fois par quinzaine, dans une turne d’étudiants, au coin des rues Émile-Zola et Vivien, pour donner leurs avis sur la programmation cinématographique de la ville. Mon Bac -5 doit se remarquer au premier coup d’œil, mais l’équipe de Ciné Critique n’en laisse rien paraître ; ne suis-je pas le-grand-ami-de-J.-P. ? Elle souhaite ouvrir les colonnes du journal à toutes les formes d’expression artistique et je peux peut-être faire l’affaire.

Le cinéma, moi je n’y connaissais rien. En dehors des Walt Disney que Maman nous emmenait voir à L’Artistic, le cinéma emblématique d’Orléans, et des classiques qu’elle nous autorisait à regarder à la télé, le dimanche soir – s’il n’y avait pas de carré blanc – je n’avais dû voir qu’un film dans ma courte vie, en 1970 : La Route de Salina. Mes nouveaux amis amiénois ont beau m’expliquer qu’il s’agit d’un navet, je reste depuis accro à Georges Lautner, son réalisateur, à Christophe, l’auteur de la bande son, et aux petits seins de Mimsy Farmer.

Mon truc, c’était plutôt la musique. Et encore, limitée à un genre très particulier : le bluegrass. Tout le monde se regarde. Je fais : Ti-li-ling ding-ding. Délivrance, vous connaissez ? John Boorman (1972). Ce ne sera pas mon dernier bide. Faute de banjo, j’écris sur Little Bob Story et Charles Dumont… je galère. C’est du n’importe quoi. À me relire, quarante ans plus tard, j’ai honte. Il faudra penser à détruire ces textes avant de mourir.

Histoire de me déniaiser, Gilles Laprévotte m’invita discrètement à la projection de Shock Corridor, organisée sur le campus par le Club. Tout dans ce film de Samuel Fuller, sorti en 1963, me parle : la presse, l’enfermement de l’univers psychiatrique, le noir & blanc. S’« il y a les films que l’on regarde et ceux qu’on prend dans la gueule », comme l’affirme l’affiche de Rude Boy (Jack Hazan & David Mingay, 1980), Shock Corridor se hisse au premier rang de la seconde catégorie.

Bien plus tard, je comprendrais le phénomène d’identification à l’œuvre dans toute fiction, qui m’avait fait adorer Shock Corridor ; ce rapport intime derrière nos réactions face à un film, un livre, une pièce de théâtre – de leur adoration à leur détestation –, qui rend subjective toute appréciation critique : « bonne » ou « mauvaise ».

L’aura du « critique » en prendra un nouveau coup, quelques mois plus tard, lorsque mes amis s’étriperont pour déterminer si Midnight Express (Alan Parker, 1978) était, est et sera, comme le clamait la presse nationaliste turque, ou non, un film « raciste ». La question se posait avec d’autant plus d’acuité que l’idée d’un festival du film contre le racisme dans la capitale picarde commençait à faire son chemin. Ce débat faisait apparaître le clivage – que dis-je, le gouffre ! – entre ceux qui croient savoir, souvent la majorité, et ceux qui cherchent à comprendre, a contrario une petite minorité.

Le film, scénarisée par Oliver Stone, s’inspire librement des cinq années de captivité de William Hayes, depuis son arrestation à l’aéroport d’Istanbul pour trafic de drogue, en octobre 1970, à son évasion. Une plongée dans l’univers carcéral d’un pays en développement – du tiers-monde, disait-on « à l’époque ». Impossible de confondre avec le Club Med. À vous dégoûter pour toujours des prisons turques et de traverser une frontière, lesté de deux kilos de shit. Même un. Même bon. J’ai adoré le film et ne comprends toujours pas comment certains ont pu y voir un regard raciste sur la société turque.

Le débat se situait donc là : peut-on porter un regard critique sur les sociétés en développement ? Est-ce seulement permis ? Coluche avait tranché depuis longtemps : « Ce serait raciste de penser que les étrangers n’ont pas le droit d’être cons. » Le clown était avant-gardiste tandis que, en touillant leur café, les camarades soutenaient Robert Mugabe, le leader de la Zapu marxiste, qui deviendra le tyran du Zimbabwe, et applaudissaient à la révolution de Khomeiny, qui renversa le régime du Shah soutenu par le Grand Satan – ennemi héréditaire – mais enfermera l’Iran dans un tchador. OK Mister (Parviz Kimiavi, Iran 1979), décrochera la première Licorne d’or du Festival d’Amiens (1980) qui s’appelait alors Journées cinématographiques contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples, même si l’histoire officielle a gommé l’origine de la manifestation.

Un festival ne repose pas seulement sur une bande de jeunes à elle toute seule. Une thématique doit l’inscrire dans la durée et le démarquer des autres. Cela demande également un peu d’argent. En d’autres termes, il faut définir… un prroooojjjet !

L’affaire se discute à Paris, au premier étage du 89, rue Oberkampf – un quartier pas encore branché du XIe arrondissement. Dans son bureau, Albert Lévy, le secrétaire général du Mrap, rêve de laisser dans l’histoire l’empreinte indélébile du combat qu’il mène depuis toujours : contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples. Il voudrait réitérer le coup de Félix Kir, député-maire de Dijon à la Libération, qui substitua son nom au blanc-cass. Aussi lorsque Jean-Pierre Garcia évoque l’idée d’un festival de cinéma à Amiens, le visage de l’ancien résistant s’illumine ; il se voit ressusciter les Journées internationales du film antiraciste que le Mrap avait organisées à Paris, du 29 mars au 11 avril 1973 et restées sans lendemain.

La semaine suivante, le secrétariat national du mouvement antiraciste s’enthousiasma pour le prroooojjjet et, très vite, le camarade Albert Lévy fit le voyage à Amiens pour en discuter avec le camarade René Lamps. Je participai à la rencontre, dans le bureau du maire, comme j’avais participé, quelques semaines plus tôt, à l’échange dans celui d’Albert Lévy et, le 29 février 1980, le rideau se levait sur ch’Festival !

Wênd Kûuni (Le Don de Dieu) de Gaston Kaboré (Burkina Faso 1982), Oka Oorie Katha (Les Marginaux) de Mrinal Sen (Inde, 1977) – pour n’en citer que deux – et tant d’autres films programmés à Amiens pendant les festivals qui suivront ont nourri mon imaginaire, jusqu’à m’en faire oublier le banjo.

Mais « Le vent qui souffle réveille l’esprit des hommes » affirme un vieux proverbe africain, superbement mis en images par Souleymane Cissé (Finye, Mali 1982). En cette fin des années soixante-dix – début des années quatre-vingts, il balaye Amiens : un festival cinématographique, un festival d’arts de la rue, bientôt un festival de jazz… Le quartier Saint-Leu, abandonné depuis des décennies aux précaires des précaires, devient l’objet d’une vaste opération de réhabilitation.

Au même moment, les potaches arrivés en fin d’études s’éparpillent en abandonnant leurs idéaux sur les bancs de la Fac et déjà, au sein de la petite équipe du festival, s’affrontent les puristes d’un cinéma d’auteur, pour qui la manifestation gagnerait à plus de neutralité politique, et les partisans d’une ligne militante radicale. En effet, il fallait oser programmer Anjunggeun Ideungbangmuneul Ssoda (An Jung-geun tire sur Hirobumi Ito) de Om Gil-Son (Corée du Nord, 1979). Projection interminable traduite live par deux représentants du Grand leader génial, suivie d’une remise officielle, dans le hall de la Maison de la culture, des œuvres choisies (quinze volumes tout de même) de Kim Il-sung au non moins génial leader (en plus petit) Jean-Pierre Garcia. Ce n’est pas à Cannes qu’on verrait ça ! Mes amis qui qualifiaient de navet La Route de Salina perdirent définitivement toute crédibilité ce jour-là.

Les Journées se prolongeaient immanquablement par des repas festifs où se mêlaient invités, organisateurs et public bien informé, jusque tard dans la nuit. Elles auraient pu s’appeler « Rencontres », tant il s’en faisait, qui duraient parfois jusqu’à l’aube. Une équipe vidéo se chargeait de rendre compte de ce bouillonnement, tous les soirs sur l’écran du grand théâtre de la Maison de la culture. J’avais comme ça mis en scène Paul Zoumbara dans une baignoire de bain moussant pour nous présenter son film : Jours de tourmente (Burkina Faso, 1983). Personne n’y vit la référence à une forme de « nouveau journalisme » importée d’outre-Manche par Bernard Rapp, le correspondant d’Antenne 2 à Londres, et seule ma qualité de secrétaire national du Mrap m’épargna – en tout cas publiquement – les accusations de racisme qui entachèrent Midnight Express, quelques années plus tôt.

Le vent finit par emporter pour de bon le racisme et l’amitié entre les peuples du nom de la manifestation et les Journées devinrent tout simplement Journées cinématographiques d’Amiens, puis Festival international du film d’Amiens. Plus Belle la vie attirait davantage de spectateurs que ce diable d’An Jung-geun. Mais, devenu indésirable aux yeux des camarades, j’avais déjà quitté la Picardie, prêt à m’aventurer sur les routes du monde et de la création.

En revanche, le vent ne souleva aucune vague qui aurait porté mes amis de la critique à la création, comme les Godard, Truffaut, Rivette, Rohmer et autres Chabrol auxquels ils aimaient à se référer. À l’exception de Gilles Laprévotte, ils se contentèrent de décerner des étoiles selon leur humeur en restant sagement du côté de ceux qui savent.

J’ai remballé mes souvenirs picards, pensant en avoir fini avec eux en général et Samuel Fuller en particulier. Mais non. Nous ne nous identifions pas à une histoire ou un personnage par hasard. Seul le temps révèle le rapport inconscient que nous entretenons avec leur auteur. Orphelin de père à l’âge de 11 ans, l’auteur de Shock Corridor a commencé à travailler très jeune : 12 ans. Dans le film qu’elle lui consacre (A Fuller Life, 2013), Samantha Fuller parle de son père comme j’aurais aimé parler du mien, le décrit comme j’ai imaginé le mien : un homme libre, indépendant, au franc-parler ; un homme aux vies multiples. Alors, je n’ai pas été surpris de l’entendre confier sur les plateaux de télévision qu’elle était née, son père avait 63 ans ; comme moi lorsque Louise est entrée dans ma vie !


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