Dan, en personne…
Ce texte est paru dans un ouvrage publié, il y a trois ans déjà, à l'initiative de Sylvie Payet. Sylvie a donné carte blanche à une poignée d'auteurs autour d'un mot commun : l'amitié. Tout un programme… Plutôt que de disserter sur un concept, j'ai choisi d'évoquer le souvenir de celui qui probablement plus que tout autre, mais je ne voudrais froisser personne, a incarné l'amitié. Notre relation fut pourtant limitée dans le temps : quinze ans pour être précis. De quoi remettre sérieusement en cause Aristote, pour qui : « Celui qui n'est plus ton ami ne l'a jamais été. »
Ce juillet-là ne marquait pas un changement de saison, plutôt l'aube d'une ère nouvelle. Jusque-là, les gosses de ma génération n'avaient connu que la droite gaulliste et s'y opposaient avec autant de naturel que de détermination. La jeunesse est ainsi faite : elle s'affirme en contestant l'autorité du pouvoir en place, quel qu'il soit, surtout lorsqu'il prête le flanc. Ma mère me passa d'ailleurs un rude savon en apprenant que j'avais osé, à 7 ans, déchirer des affiches appelant à voter pour le général, à la présidentielle de 1965. Trois ans plus tard, de Gaulle et sa clique allaient voir de quel bois elle se chauffait, la jeunesse.
Trop jeune pour 1968, je me rattrapai au printemps 1973. Les atrocités de l'armée américaine au Viêt-nam nourrissaient un puissant courant antimilitariste dans la jeunesse et l'entrée en vigueur de la loi Debré fut un bon prétexte pour descendre l'exprimer dans la rue. Orphelin de guerre, je ne fus pas le dernier à gueuler avec les autres : « L'armée, ça tue, ça pue, ça pollue et ça rend con ! » Convaincu d'avoir, moi aussi, mon mot à dire, je passai dans la foulée à l'action militante ; après une courte hésitation entre le combat pacifiste et la lutte antiraciste, j'optai pour la seconde et m’enrôlai dans les rangs du Mouvement contre le racisme et pour l'amitié entre les peuples, le Mrap.
Les années soixante-dix resteront dans l'histoire comme une période bouillonnante, à la fois d'idées et d'expériences que tout un monde alternatif entretenait à feu vif : les codes valsaient dans la musique, le théâtre, le cinéma, la presse et même l'éducation. En sept ans, nous parvînmes ainsi à l'inimaginable : renverser l'ordre établi et porter la gauche au pouvoir. Enfin l'avons-nous cru… pendant quelques mois.
Moins médiatique que l'abolition de la peine de mort, le gouvernement de Pierre Mauroy entreprit, dès son installation, de soutenir le monde associatif, en mettant à sa disposition des animateurs issus des réseaux de l'éducation populaire : CEMEA et Fédération Léo-Lagrange, longtemps le champ de manœuvre du nouveau Premier ministre ; une mesure diversement appréciée par ses bénéficiaires, certains y voyant la volonté du Parti socialiste de mettre son nez, et surtout ses oreilles, au cœur des contre-pouvoirs.
C'est ainsi qu'au matin du 6 juillet 1981, un lundi, Dan se présenta rue Oberkampf (le siège du Mrap), où l'attendait un accueil plutôt froid ; le Mrap, il est vrai, n'a jamais eu la réputation d'être proche des socialistes. Seul Jean-Pierre reçut le nouveau avec sa jovialité naturelle. J.-P. et moi étions aussi inséparables que… les deux doigts de la main ne veut rien dire, nous en avons cinq ; les deux couilles d'une même paire, paraît plus approprié. Naturellement, nous nous retrouvâmes tous les trois à la mi-journée pour le déjeuner.
Nous avons remonté la rue Oberkampf jusqu'à Ménilmontant et nous sommes installés dans un minuscule restaurant indien qui ne comptait pas plus de trois ou quatre tables. Il deviendra notre cantine. À table, Dan savourait plus qu'il ne mangeait, lentement, délicatement, finissant rarement son assiette, se contentant généralement d'un nan au fromage et de riz. C'était d'abord un poète : un mot rassasiait son imaginaire ; le basmati le transportait instantanément à Bénarès… Il balayait l'inutile d'un silence parfumé au bidî, la cigarette des basses castes.
Dan m'a fasciné dès cette première rencontre ; il
tranchait radicalement avec le monde des forts en gueule qui monopolisent
l'espace public en général et associatif en particulier. Lui parlait peu. Il
préférait répondre d'un sourire en vous hypnotisant de ses yeux rieurs, ou
alors prenait une longue inspiration en haussant les épaules, se frottait les
mains l'une dans l'autre et lâchait un « oui » traînant en longueur
ou un interminable sifflement avant de lâcher un bon mot qui mettait tous les
rires d'accord. Il se concentrait sur le positif, n'entrait dans aucun débat de
tranchée. J'apprendrais bien plus tard qu'il avait brillamment préparé l'ENA avant de renoncer, preuve de son intelligence ; avait été propulsé par le Parti socialiste aux législatives de 1973 dans la 21e circonscription de Paris (XVIe arrondissement !) ; je le soupçonne même d'avoir porté le tablier et planché dans un atelier de la rue Cadet.
Un faisceau de hasards faisait que Dan était ici chez lui : depuis des années, au plus froid de l'hiver parisien, ce gamin de Ménilmontant partait sillonner l'Inde. Il y avait rencontré Mona, devenue depuis sa compagne. Tout chez lui respirait le voyage – et pas n'importe lequel, l'Orient – à commencer par la singularité de ses tenues vestimentaires : une tupi blanche crochetée sur la tête, de larges vestes aux couleurs vives, mais pas criardes, les bidî bien sûr… Ma mère, femme raffinée s'il en fut, y aurait tout de suite repéré la marque d'une élégance trop rare chez les hommes, déplorait-elle. Surtout, le voyage avait aiguisé chez cet homme un sens aigu de l'observation, source d'une grande tolérance. Il s'interrogeait plus qu'il n'affirmait et cette approche de la vie, personne encore ne me l'avait montrée.
Après ce premier déjeuner, Dan et moi nous rapprochâmes très vite ; nous prenions des pauses ensemble et partagions un joint avant d'aller siroter un thé à la menthe au comptoir du café kabyle voisin où, du matin au soir, le jukebox diffusait en fond sonore les chansons d'Aït Menguellet. Dan décollait instantanément pour la rive sud de la Méditerranée. Notre amitié fut définitivement scellée à la faveur d'un improbable hasard lorsque Mona, que je ne connaissais pas encore, découvrit que j'étais proche d'Huguette, sa marraine. D'un seul coup, je fus presque propulsé au rang de membre de la famille. Il fallait que nous nous rencontrions et elle organisa un dîner chez eux, rue Delambre. Dan m'y accueillit sur le palier d'un tonitruant :
– Marc Mangin… Himself !
Auquel je répondis d'un non moins tonitruant :
– Daniel Chaput, en personne ?
En personne ! Himself ! furent adoptés sur-le-champ comme protocole de salutation. Nous nous rebaptisâmes Marc-Mangin-himself, Daniel-Chaput-en-personne, comme ailleurs l'amitié accole un suffixe au prénom : joon en Iran, san au Japon, ơi au Viêt-nam, chi un peu partout, en Corée, en Chine, en Russie… Cette discrète référence au voyage créait une forme de confraternité taillée sur mesure, pour nous seuls.
Sans surprise, l'appartement de Dan et Mona
transpirait de leurs aventures orientales : la musique, la lumière,
l'encens, les tableaux, les bibelots, les bouddhas… Assis à même le sol sur des
coussins, nous avons mangé le byriani préparé par Dan ; en expert,
il le servait accompagné d'une sauce blanche relevée d'un oignon émincé,
saupoudrée de coriandre fraîche finement hachée qui atténuait les saveurs du
piment tout en soulignant celle de la cardamome et de la cannelle dont il
raffolait.
J'ai vite pris l'habitude de rejoindre Dan, rue Delambre, pendant que Mona « refaisait des sourires » comme elle avait défini son métier, lors de cette première rencontre. Pendant des années, assis à la table basse du salon, nous avons affûté nos plumes en silence, nous interrompant le temps de rouler un pétard et de partager le fruit de notre imagination au milieu des volutes d'encens. Il y avait toujours un fond musical que nos rires couvraient lorsqu'ils explosaient sous l'effet de nos bons mots. Inconsciemment, germait en moi le désir d'écrire à quatre mains. Nous nous en rapprochions sans jamais dépasser l'intention : lui m'inspirant la trame du Théorème d'archipel en écrivant Sixteen tons ; moi lui suggérant le titre du roman qu'il consacrait à Zyriab, père de la musique arabo-andalouse : Le Serment de l'almée.
J'avais 25 ans et retrouvais avec lui la simplicité
des relations juvéniles, ces amitiés désintéressées où l'on ne craint ni d'être
utilisé ni d'être manipulé. Dan n'avait pas perçu la demande de figure
paternelle qui investissait à des degrés divers, consciemment ou non, toutes
mes relations. Nous étions sur un pied d'égalité et je ne me suis jamais posé
la question de la réciprocité de notre amitié. C'était « le frère que je
n'ai jamais eu » de la chanson.
Dan, chez lui, à Ménilmontant (2005)
Dan et moi avons passé quinze ans sans jamais hausser le ton, sans rivalité, à nous comprendre sans trop parler. Les mots, nous les réservions à nos stylos. Nous avons passé ensemble la soirée précédent mon mariage (le premier dois-je le préciser). Elle s'est terminée par hasard, encore un, au comptoir de La Closerie, à l'endroit même où Hemingway s'accoudait. Nous avions eu un peu de mal à arriver à l'heure à la mairie, le lendemain…
J'ai dormi chez lui, la veille de mon départ pour Manille, où je partais m'installer avec femme et enfant. Pour mon dernier repas parisien, Dan avait préparé un curry de poisson et nous avons passé cette soirée un peu fraîche de décembre à nous raconter des histoires. J'avais décidé de lui laisser Water Music, le premier roman de TC Boyle dont je n'avais pas terminé la lecture. Ce livre s'inspire, très librement, des explorations de Mungo Park, dont j'avais lu la relation du Voyage dans l'intérieur de l'Afrique, alors que je trainais sur les rives du Joliba. Cela m'avait pris une centaine de pages avant de comprendre dans quel délire l'auteur entraînait ses lecteurs, mais arrivé à la page 103 très exactement, il ne pouvait plus y avoir de doutes.
Pour convaincre mon ami de l'intérêt de cette lecture, je lui lus la « Recette du chameau farci pour 400 personnes ». Il devait être 23 heures et le fou rire qui nous gagna, la bête était encore sur la braise, nous tint jusqu'à 2-3 heures du matin. Impossible de passer à autre chose, nous en revenions immanquablement à ce « feu d'enfer ». Il faut dire aussi que la coke et le shit étaient fameux, la bière abondante. Le lendemain, encore secoués par l'humour de Boyle, Dan me « jeta » à Roissy d'où un vol de la MAS m'emporterait vers les Philippines. Il était comme ça Dan, ce qu'il aimait, il le j'tait.
Dan n'était jamais très loin. En voyage, nous prolongions notre histoire à travers des missives bien plus originales que la lettre : l'aérogramme. Sa présence, réelle et virtuelle, me permettait sans doute de transcender mon insignifiance. Au fil du temps, il avait développé une calligraphie exceptionnelle, inimitable, aérienne. Sa poésie traçait d'élégantes courbes dansantes sur une ligne de base imaginaire. Pour écrire, il n'utilisait jamais le noir. Ce n'était pas faute d'en broyer, écartelé entre trois pères qui ne lui laissaient guère de place auprès d'une mère dont il pleurait en silence l'éloignement : l'inconnu, qu'il avait fini par localiser sans jamais trouver la force d'aller à sa rencontre ; le héros adoré, auprès de qui il passa ses dix premières années et dont il ne se remit jamais vraiment de la mort tragique ; et le beau, qui portait mal son nom.
En rentrant de Manille, deux ans plus tard, nous reprîmes nos habitudes, entre la rue Delambre et « la grande brasserie du carrefour, à l'ombre de la tour ». Quelque chose pourtant avait changé. Dan avait décroché, même si, à l'époque, je ne le voyais pas en ces termes : professionnellement, il ne travaillait plus ; littérairement, je remarquais son incapacité à réaliser l'appauvrissement de sa prose. La question n'était pas d'être publié, mais publiable. Dan ne l'était pas. Il ne l'était plus et ne s'en rendait même pas compte.
Sa seule préoccupation, désormais, consistait, dès le
matin, à trouver sa dose et revendre quelques « jets » pour se payer
le sien. L'héro avait pris le dessus et, pour se l'offrir, Dan dealait. Un peu,
puis beaucoup. Une faune insupportable venait se shooter, l'après-midi, dans un
va-et-vient incessant que j'observais incrédule. Dan tentait de gérer la parano
de ses clients et les problèmes de fric liés à sa consommation, en dissimulant
son business à Mona. Il n'avait plus le temps de sourire, de lâcher un bon mot,
encore moins de préparer un curry ou de tracer une ligne qui ne soit pas de
poudre. Je lui ai proposé de se joindre à nous, pour une semaine de plein air à la montagne où, chaque année, j'emmenais mes garçons skier. Il a dit oui, a passé la semaine à chercher un réconfort sous la douche ; le manque vous gèle jusqu'à la moelle, mais il a tenté ! À peine revenu à Paris, il s'est immédiatement rendu chez son dealer. Inutile de répondre à une question, tant qu'elle n'a pas été posée ; de proposer une solution à un problème non identifié. Les montagnards le savent, les marins ou les passionnés du désert aussi : dans certaines circonstances, sa survie dépend de sa capacité à lâcher prise.
J'ai lâché une fin d'après-midi d'automne où, dans le hall de l'immeuble de la rue Delambre, Filou m'arrêta :
– Ne monte pas, tu ne supporteras pas ce qui se passe là-haut.
Lui-même, me sembla-t-il, ne supportait pas, aussi
fis-je demi-tour. Pour la première fois, depuis quinze ans, j'étais à Paris et
je ne verrais pas Dan. Je vécus les jours suivants, comme les lendemains de la
perte d'un être cher : l'esprit entièrement tourné vers lui, notre
histoire, et ce à quoi cette rupture renvoyait immanquablement. Il chercha
bien à me joindre par téléphone, mais je ne décrochai pas ; ses messages
exprimaient son incompréhension, je n'y répondis pas. J'avais vu son visage se
métamorphoser, la joie s'effacer. La dope avait peu à peu transformé en haine
une violence que sa poésie ne pouvait pas exprimer. Son blouson ne faisait pas
pour autant de lui un rocker.
Lorsque Mona finit par ouvrir grand les yeux, Dan se
retrouva dehors. Il ne tint pas un mois avant que la première balance ne
l'envoie à Fleury-Mérogis pour plusieurs mois. Nous nous revîmes à l'occasion
des 50 ans de Mona. Notre amitié ne s'en sortait pas beaucoup mieux que ses
neurones. Il était descendu trop loin dans les affres de la schnouf pour en
ramener toutes ses capacités. Pas sûr que la recette du chameau farci l'eût
encore fait rire. Je le croisai à l'occasion, à Ménilmontant, où un énorme
black venait partager avec lui une pipe de crack dont les gargouillis
emportèrent ce qu'il restait de notre histoire. C'est la dernière image que je
conserve de lui vivant. Daniel Chaput est mort, en personne. Il s'est éteint,
le 17 mai 2016, comme le bourdon d'un accord de sitar dans la fumée des bûchers
de Bénarès, face au Gange.
• Des nouvelles de l'amitié. Éditions Terres de l'ouest (novembre 2021).
Actuellement au prix imbattable de 5 €
• Voyage dans l'intérieur de l'Afrique, de Mungo Park (éditions La Découverte).
• Water Music, de T.C. Boyle (Phébus,1981).
• Le Serment de l'almée, de Daniel Chaput (Sipayat, 2020)
• Le Théorème d'archipel, de Marc Mangin (Sipayat, 2012)
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