L'esprit colonial. Une valeur sûre, qui résiste au temps

Vivian Hamy a eu la bonne idée de remettre Léon Werth au goût du jour. Antimilitariste notoire, anticolonialiste avéré, Léon Werth s'est est allé en Cochinchine, comme s'appelait le Viêt-nam au temps béni des colonies, répondant à une invitation de l'avocat Paul Monin – à qui Werth dédie le récit de son voyage, qu'il publiera l'année suivante sous le titre Cochinchine. Paul Monin – un type dont les idées le range à l'extrême-droite de l'échiquier politique – ce qui ne l'empêchera pas d'être un véritable humaniste – lui fera rencontrer Nguyên An-ninh patron de La Cloche fêlée, journal nationaliste pour ne pas dire indépendantiste, dans lequel l'intellectuel vietnamien écrit, en 1925 (il a alors 25 ans) :

Nguyên An-ninh

« Ce qu’il nous faut, ce n’est pas des imitations serviles qui, loin de nous libérer, nous attachent à ceux que nous imitons. Il nous faut des créations personnelles jaillies de notre sang même ou œuvres d’une réaction qui s’est opérée en nous. On a souvent parlé du rôle éducateur, civilisateur de la France représentée par la caste dirigeante actuelle. On a rendu de rampants hommages aux “porteurs de lumière”, aux “faiseurs de miracles en Asie”, comme si des rustres envoyés par le ministère des Colonies et non par la France intellectuelle pouvaient, comme avec une pâte, façonner en peu de temps l’âme d’une race en œuvre parfaite. On a parlé de miracles français en Asie, on a fait un livre intitulé : Le Miracle français en Asie. Et qu’est ce miracle ? C’est un miracle en effet  que de pouvoir en un court laps de temps faire descendre jusqu’à l’ignorance épaisse un niveau intellectuel qui s’était déjà beaucoup abaissé. C’est un miracle que de pouvoir, en un si court laps de temps, précipiter un peuple aux idées démocratiques dans la servitude complète. Qui pourrait soutenir que ce n’est pas là un miracle, un miracle social, la réalisation subite d’un état que des peuples avaient mis des milliers d’années à poursuivre ?
Car l’ignorance et le non-agir ne sont-ils pas les deux conditions premières du bonheur ? Parler du rôle éducateur, du rôle civilisateur des maîtres de l’Indochine, décidément, messieurs, cela fait sourire. Ceux qui représentent officiellement la France en Indochine ne peuvent parler que de constructions dispendieuses, de voies ferrées, d’entreprises ruineuses de câbles sous-marins, de l’entretien de sa formidable armée de fonctionnaires, d’emprunts nationaux annuels, bref de l’exploitation à outrance de l’Indochine, de l’exploitation entendue dans les deux sens du mot. Son rôle doit être avant tout économique, c’est-à-dire dévorant. Mais lorsqu’il s’agit de questions plus délicates, d’éducation, de formation intellectuelle, la France doit se montrer hésitante en abordant de tels problèmes. Elle ne peut que nous apporter son héritage intellectuel, pour contribuer à la nourriture de nos chercheurs et créateurs. L’assimilation exige la liberté dans le choix, une liberté absolue. Toute contrainte amène l’indigestion et les indigestions peuvent tuer…  »

Nguyên An-ninh, incarcéré à de multiples reprises, sera finalement emprisonné au bagne de Poulo Condor, là où la France embastillait les opposants à son régime colonial. Il y meurt, en 1943, deux ans avant que le capitaine Jacques Brulé (Légion étrangère) n'en prenne le commandement (1945-1948) et se proclame "Roi de l'archipel" [1].


Dans le récit de son séjour, Léon Werth dresse un portrait au vitriol de cette France coloniale et de son administration, qui explique la sauvagerie avec laquelle la France a toujours traité les peuples qu'elle soumettait : 

« C’est que tous, du gouverneur au gendarme, ayant connu en Europe la contrainte sociale ou la discipline, sont devenus en Asie des potentats. Voici, privés de contrainte extérieure, des hommes qui n’en connaissent point d’autre. Ils sont aussi les victimes d’un formidable décalage social. Ils subissent l’ivresse du nouveau riche à un degré qui n’est point imaginable en Europe. Car ils n’ont pas seulement cette puissance que donne l’argent. Ils ont la puissance. La couleur de leur peau et la saillie de leur nez leur confèrent une immédiate royauté. »

Ce qui vaut pour l'Asie vaut pour le reste du monde : Afrique, Proche et Moyen-Orient, qui englobe le Maghreb. Et les caractères d'hier se retrouvent bien évidemment aujourd'hui encore, il suffit pour s'en convaincre de pousser la porte d'une ambassade de France ou d'un de ses consulats pour faire un grand bond en arrière dans le temps [2].

• Cochinchine. Voyages, de Léon Werth est publié chez Viviane Hamy
 
[1] À propos du bagne de Poulo Condor dans lequel la moitié (au moins) des 40.000 prisonniers qui y furent déportés de 1861 à 1954 furent exécutés, on lira l'ouvrage de Frédéric Angleviel : Poulo Condore, Un bagne français en Indochine (Vendémiaire, 2020). Lire la présentation sur le site de Géo Mag
[2] Une fois de plus, je renvoie le lecteur aux Franquignols (Sipayat, 2021)

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Votre calendrier 2025 sous le signe du Mekong

Le guide du roublard : le livre qui tient la route

1974-2024. L'Amour au temps des œillets rouges