L'esprit colonial. Une valeur sûre, qui résiste au temps
Vivian Hamy a eu la bonne idée de remettre Léon Werth au goût du jour. Antimilitariste notoire, anticolonialiste avéré, Léon Werth s'est est allé en Cochinchine, comme s'appelait le Viêt-nam au temps béni des colonies, répondant à une invitation de l'avocat Paul Monin – à qui Werth dédie le récit de son voyage, qu'il publiera l'année suivante sous le titre Cochinchine. Paul Monin – un type dont les idées le range à l'extrême-droite de l'échiquier politique – ce qui ne l'empêchera pas d'être un véritable humaniste – lui fera rencontrer Nguyên An-ninh patron de La Cloche fêlée, journal nationaliste pour ne pas dire indépendantiste, dans lequel l'intellectuel vietnamien écrit, en 1925 (il a alors 25 ans) :
Car l’ignorance et le non-agir ne sont-ils pas les deux conditions premières du bonheur ? Parler du rôle éducateur, du rôle civilisateur des maîtres de l’Indochine, décidément, messieurs, cela fait sourire. Ceux qui représentent officiellement la France en Indochine ne peuvent parler que de constructions dispendieuses, de voies ferrées, d’entreprises ruineuses de câbles sous-marins, de l’entretien de sa formidable armée de fonctionnaires, d’emprunts nationaux annuels, bref de l’exploitation à outrance de l’Indochine, de l’exploitation entendue dans les deux sens du mot. Son rôle doit être avant tout économique, c’est-à-dire dévorant. Mais lorsqu’il s’agit de questions plus délicates, d’éducation, de formation intellectuelle, la France doit se montrer hésitante en abordant de tels problèmes. Elle ne peut que nous apporter son héritage intellectuel, pour contribuer à la nourriture de nos chercheurs et créateurs. L’assimilation exige la liberté dans le choix, une liberté absolue. Toute contrainte amène l’indigestion et les indigestions peuvent tuer… »
Nguyên An-ninh, incarcéré à de multiples reprises, sera finalement emprisonné au bagne de Poulo Condor, là où la France embastillait les opposants à son régime colonial. Il y meurt, en 1943, deux ans avant que le capitaine Jacques Brulé (Légion étrangère) n'en prenne le commandement (1945-1948) et se proclame "Roi de l'archipel" [1].
Dans le récit de son séjour, Léon Werth dresse un portrait au vitriol de cette France coloniale et de son administration, qui explique la sauvagerie avec laquelle la France a toujours traité les peuples qu'elle soumettait :
« C’est que tous, du gouverneur au gendarme, ayant connu en Europe la contrainte sociale ou la discipline, sont devenus en Asie des potentats. Voici, privés de contrainte extérieure, des hommes qui n’en connaissent point d’autre. Ils sont aussi les victimes d’un formidable décalage social. Ils subissent l’ivresse du nouveau riche à un degré qui n’est point imaginable en Europe. Car ils n’ont pas seulement cette puissance que donne l’argent. Ils ont la puissance. La couleur de leur peau et la saillie de leur nez leur confèrent une immédiate royauté. »
Ce qui vaut pour l'Asie vaut pour le reste du monde : Afrique, Proche et Moyen-Orient, qui englobe le Maghreb. Et les caractères d'hier se retrouvent bien évidemment aujourd'hui encore, il suffit pour s'en convaincre de pousser la porte d'une ambassade de France ou d'un de ses consulats pour faire un grand bond en arrière dans le temps [2].
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