Ne renoncez pas aux voyages !

Faut-il voyager ? Et d'abord : voyage-t-on ? Qu'est-ce que le voyage et voyager ? Sans toutefois répondre à ces questions, Juliette Morice les analyse méticuleusement dans un essai passionnant, qui de surcroit nous épargne les incontournables "écrivains-voyageurs" des temps modernes, qui monopolisent les tables des libraires et les micros des médias. Bien que Renoncer aux voyages se lise d'une traite, ce livre laisse le lecteur sur sa faim. La question n'est peut-être pas de savoir ce qu'est "un vrai voyage" ou "un vrai voyageur", par opposition à un touriste pur produit de la société de consommation, mais l'importance du voyage. Car après l'acte de manger, de boire, de dormir et de se reproduire, avant même d'avoir développé la parole, l'être humain a taillé la route. Pour trouver sa pitance, bien sûr, mais aussi une partenaire avec laquelle se reproduire, car l'homme de Cro-Magnon pompon a tout de suite compris que son avenir dépendait de sa capacité à se métisser et donc à aller voir ailleurs. Se déplacer est donc, à la base, une question de survie, une composante de son ADN.  

Jusqu'à ce qu'il découvre comment produire sa subsistance – c'est-à-dire lorsqu'il est passé du statut de chasseur-cueilleur à celui d'agriculteur et d'éleveur – l'homme fut nomade. C'est seulement après l'apparition de l'agriculture, rendue possible par la maîtrise de la métallurgie du fer, elle-même rendue possible par la maîtrise du feu – qu'il s'est sédentarisé. Il lui fallait rester à proximité de son champ, l'entretenir, le cultiver – le surveiller éventuellement –, puis stocker la récolte qui allait assurer sa subsistance pour des mois pendant lesquels… il remettait son champ en culture… 

L'homme moderne (le Sapien-Sapiens) est apparu il y a environ 200.000 ans et les traces les plus anciennes de l'agriculture ont été datées du  IXe siècle avant J.-C. dans le Croissant fertile, un siècle plus tard en Chine. Ramené à une heure de temps, l'homme fut nomade pendant 57 minutes et demi et sédentaire depuis deux minutes et demi. Sa sédentarisation est donc très récente. 

Le déplacement – le voyage – s'inscrit dans la nature, les gênes, de toutes les espèces terrestres, hormis les espèces végétales. Depuis l'apparition puis l'organisation de l'agriculture l'humain n'a fait que subir une suite de contraintes, à commencer par l'instauration de la propriété privée : la délimitation d'un domaine que se sont appropriés les puissants pour augmenter leur pouvoir. Ces domaines avec leurs chefs, finirent par prendre le nom de baronnies, de comtés, de principautés et accouchèrent par le jeu d'alliances matrimoniales de royaumes aux frontières fermées que l'on ne traversent pas sans un passeport dûment tamponné après s'être acquitté d'un visa qui peut vous coûter un bras. On en serait traumatisé pour moins que ça ! 

La sédentarisation constitue la première étape de la domestication d'une espèce. Il faut commencer par la parquer pour espérer pouvoir la dresser ; a contrario, ceux qui décident de rester libre de leurs mouvements représentent un danger. Tous les régimes autoritaires ont mis au point un de ces livrets de circulation : le hukou, en Chine, le propiski en Union soviétique, le pass en Afrique du sud… En France, jusqu'en 2017, les "Gens du voyage" devaient obligatoirement détenir un "Carnet de circulation", pour ceux sans revenu, un "Livret de circulation" pour ceux exerçant une activité ambulante. La propriété privée à laquelle aspirent les sédentaires n'est rien d'autre qu'un enclos, une prison à ciel ouvert.

Le voyage est d'abord la trace du passé nomade de l'humanité, d'une liberté naturelle ; la résurgence d'une l'histoire impossible à effacer. Tout le monde est d'accord sur un point : le voyageur n'emporte que lui-même dans son bagage ; il éprouve l'impérieux besoin de se mouvoir non pas simplement pour habiter le monde, mais parce que cette démarche lui est indispensable, comme l'écrit avec humour Chesterton, pour se retrouver chez lui. Il a besoin pour mieux se comprendre de se voir "du dehors", comme le dirait François Jullien. L'humain vit tout ce qui empêche l'homme de bouger de voyager, comme une forme de castration – et ce fut admirablement démontré pendant les phases de confinement qui lui furent imposées en 2020 ; les humains devenaient fou. Le voyage est l'antidote de la consanguinité. Le voyage est l'ouverture aux autres, la porte de l'humanisme nous dit Montaigne. Le voyage, c'est l'appel de la forêt que ressentent les chiens lorsqu'ils entendent les loups et refusent de revenir "au pied". Alors le meilleur moyen de contrôler les hommes n'est-il pas de tuer les loups… et les faire renoncer aux voyages. La fin des voyage qu'envisage Juliette Morice n'est rien d'autre que l'aboutissement de la société de contrôle que voyaient poindre Gilles Deleuze et avant lui Michel Foucault dès les années 80 (ICI).

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Juliette Morice : Renoncer aux voyages (PUF, 2024).
François Jullien : Le Détour et l'accès (Grasset, 1995).
Jack London : L'Appel de la forêt, paru en 1906 a fait l'objet de multiples éditions et d'adaptations à l'écran.
Montaigne : Les essais (Robert Laffont, collection Bouquins, 2019 ; texte initialement paru en 1580)


Commentaires

  1. Ah, ben je me disais bien que nos messes basses te donnerait envie de protester. Chose faite avec cet éloge du voyage. Mais comme j'ai l'impression, que ce que tu appelles "se voir du dehors" n'a pas besoin du voyage. Il suffit que tu rencontres quelqu'un d'intéressant, sans parler d'une rencontre amoureuse, qui est une autre expérience qui montre, à mon sens, que le voyage n'a pas besoin du changement de lieu géographique, il suffit juste d'un rapport à l'altérité : et où trouve-ton l'altérité ? littéralement partout, si on a les yeux, les oreilles, les sens ouverts.
    Non ?

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