Comment la France a « définitivement » perdu l'Algérie
« On a tous en nous, quelque chose de l'Algérie
Ah que c'était vraiment un beau pays… l'Algérie »
Johnny Halliday
Lorsque les délégations algérienne et française se séparent à l’Hôtel du Parc d’Évian-les-Bains, en ce 18 mars 1962, elles sont sûres l'une comme l'autre d'avoir conclu une bonne affaire. Les premiers en pensant avoir arraché leur indépendance, les seconds persuadés d'avoir conservé la haute main sur ce territoire riche en hydrocarbures. Elles ne se doutent pas une seule seconde, l’une comme l’autre, qu’elles ont tort, que ces accords n’ont rien du divorce par consentement mutuel attendu ou souhaité et que la mascarade à laquelle elles se sont livrées va leur pourrir la vie pendant des décennies.
La France refusant de parler de « guerre », mais d'une simple « opération de maintien de l'ordre » ne parlera donc jamais de « paix » ni d’« armistice ». Et pour cause ! Ce que les deux belligérants ont signé au terme de huit années d’une guerre épouvantable [1], sont pour elle de simples « accords », à l’instar de celui que signerait un syndicat avec la direction de son entreprise pour mettre fin à un conflit social et renvoyer tout le monde – dos à dos certes, mais à son poste de travail. Au terme de huit années de guerre et d'un long processus de « négociations » la France continuera donc à considérer l'Algérie comme son prolongement naturel au sud de la Méditerranée.
De Gaule ne s’en cachera d'ailleurs jamais : pas question de remettre aux fellaghas la poule aux œufs d’or. Bien au contraire : le général entendait tout faire pour que l’hexagone bénéficie du retour sur les investissements qu’il avait réalisés, dans la prospection pétrolière et gazière particulièrement. De gré ou de force, la France et l’Algérie devraient donc continuer à vivre ensemble.
Paris pensait que la poursuite des investissements, publics et privés, au sud de la Méditerranée, d'une part, l'ouverture du territoire français aux populations algériennes, d'autre part, consolideraient les liens entre les deux peuples, par-delà les choix de leurs dirigeants. Le flux migratoire n’a d’ailleurs pas attendu les accords d’Évian pour se densifier : De 240.000 en 1954 (début du conflit), la communauté algérienne en France compte 350.000 âmes en 1962 (+45%). Et le flux ne cessera de croître pour atteindre 711.000 ressortissants en 1975. « Les Algériens deviennent même la première communauté étrangère en France en 1982, détrônant les Portugais, avec quelque 805.000 personnes. » [2]
L'immigration algérienne n'a pas pour seul objectif de répondre aux besoins de main-d'œuvre de la France. En organisant, dès les premières années, une immigration familiale – donc l'installation permanente de ces populations – Paris espérait disposer d'un excellent moyen de pression sur la nouvelle République algérienne. Si l'Algérie ne voulait plus être française, il n'en allait pas de même – et n'en va toujours pas de même – des Algériens. Bien sûr, la perspective de percevoir de juteuses prestations sociales avait de quoi séduire les Algériens, mais le « projet » de la France – car elle en avait déjà un – consistait bien à les assimiler au sein de sa propre population et elle légiféra en ce sens. L'article 21-7 du Code civil stipule en effet que « tout enfant né en France de parents étrangers acquiert la nationalité française à sa majorité si, à cette date il a en
France sa résidence et s'il a eu sa résidence habituelle en France
pendant une période continue ou discontinue d'au moins cinq ans, depuis
l'âge de onze ans ». Entre 1954 et 1962, le nombre de familles algériennes établies en France a été multiplié par cinq, passant de six à trente mille ! [3] Leurs rejetons devinrent français en même tant que majeurs, quand bien même les rejetons des rejetons lui brandissent un doigt d'honneur.
Le 27 décembre
1968, la France revoit même intégralement la question : le législateur abroge
l’accord bilatéral du 10 avril 1964 et le remplace par un texte autorisant
35.000 Algériens à traverser chaque année la Méditerranée et à y faire venir
leur famille. Le décret, paru au Journal Officiel du 22 mars 1969, fera
jurisprudence et quelques années plus tard, Valéry Giscard
d’Estaing, à peine entré à l’Élysée, étendra ce droit à toutes les communautés, sous le nom d'immigration familiale. Contrairement à ce que clament la droite et l'extrême-droite (de Macron à Le Pen), la remise en cause de cette politique ne relève pas d'une simple décision nationale (si cela était, la question serait réglée depuis longtemps), mais ne peut s'envisager que dans le cadre de négociations bilatérales avec les États concernés.
Dans un ouvrage passionnant, qui se lit d’une traite – fait suffisamment rare dans le domaine de l’essai politique, pour être souligné –, Mélanie Mataresse replace la relation franco-algérienne dans cette histoire qui, depuis soixante ans, de soubresaut en soubresaut, a eu pour seul effet de renforcer les malentendus à travers un lien néocolonial qui ne veut pas dire son nom.
Ici, plus que jamais,
les malentendus sont avant tout un problème de malentendants. Et l’auteur de nous introduire dans ce microcosme franco-français, champion de l’entre-soi, où les fonctionnaires du Quai d'Orsay restent figés dans le monde
conquérant du XIXe siècle et puisent leurs informations à l'abri de toute contradiction dans le cercle sans risque
de leurs courtisans. Un monde où l’on se contente de cumuler ses points-retraite une coupe de champagne à la main, se flattant, se congratulant,
se félicitant de compétences que l’on est bien seuls à se reconnaître… Molière
en aurait fait une satire, où le public s’esclafferait à l’entrée en scène d’Abou
Macron, dans son habit de calife, cherchant à imposer le programme de sa visite
d’État, sa durée et la composition de sa délégation, sous le regard amusé pour ne pas dire médusé de ses hôtes, qui n'y voient pas le énième caprice du
sale-gosse, Wallah, mais bien le comportement d’un parfait colon. Qu'est-ce qu'ils peuvent être susceptibles, aussi, ces Algériens !
La pantalonnade offerte par nos pieds-nickelés (difficile de parler de diplomates) prêterait à rire si elle ne coûtait pas un pognon de dingue, aux contribuables bien sûr, mais également à toute une ribambelle d’hommes d’affaires à laquelle Alger fait payer les frais de ses sautes d'humeur. Pour naviguer entre les deux mondes, quotidiennement depuis bientôt vingt ans, Mélanie Matarese nous en livre quelques exemples croustillants, dignes du petit monde de Don Camillo.
La France – donneuse de leçons que personne ne lui a demandé – à pourtant compris que le sens de l’histoire jouait contre elle ; que l’Algérie, de par sa position géographique d’une part, la superficie de son territoire et son potentiel économique de l’autre, constituait une puissance régionale avec laquelle il faut compter. Comprend-elle que ses ingérences – en Algérie, mais également au Mali, au Niger, au Centrafrique et ailleurs – nourrissent un profond ressentiment dont la Russie profite ? Mais non, elle préfère accuser Moscou de visées impérialistes, comme pour la Chine qui, depuis une trentaine d'années fait ce qu'en un siècle d'occupation la France n'avait jamais entrepris pour le développement de ses colonies, se contentant de les piller. A-t-elle remarqué que, depuis un certain temps, les Algériens ou les Marocains s'adressent à l'étranger, de préférence en anglais qu'en français ? Alors oui, nous dit Matarese, la France peut toujours se penser indispensable et contrarier les desseins régionaux de l’Algérie… Elle ne peut plus s’y opposer. Et tout le monde a bien conscience du caractère opportuniste du soutien apporté par Paris à la politique de Rabat sur la question du Sahara occidental.
En refermant l’ouvrage de Mélanie Matarese, on sait non seulement « comment » la France a perdu l’Algérie, mais « pourquoi ». En perdant « définitivement » l'Algérie, plus que « encore » la France perd aussi sa place sur la scène internationale et, quand bien même elle se fondrait dans un ensemble plus grand (l’Europe), elle ne peut plus échapper au destin qui est le sien : celui d’un petit pays.
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[1] 500.000
morts dont 400.000 Algériens.
[2] https://enseignants.lumni.fr/fiche-media/00000000802/les-travailleurs-algeriens-en-france.html
[3] https://www.histoire-immigration.fr/caracteristiques-migratoires-selon-les-pays-d-origine/l-immigration-algerienne-en-france
Mélanie Matarese : Comment la France a (encore)
perdu d’Algérie.
Presses de la Cité (3 octobre 2024)
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