Arrêt sur image, ou comment la Chine m'a fait photographe

 Texte paru dans le numéro 59 (Automne / Hiver 2009) de la revue du Pen Club International

Le temps virait doucement à l'automne et, bientôt, le vent de Sibérie soufflerait sur Pékin les premières gelées. J'avais découvert la capitale chinoise dix ans plus tôt, à la même saison, et conservais des Pékinois l'image d'hommes et de femmes emmitouflés dans des manteaux de laine bon marché, pédalant au ralenti dans le froid à travers un dédale de hutong vers leurs misérables logis. Pékin était encore une ville silencieuse couchée au pied de sa Cité interdite et livrée aux cyclistes. Les clients ne se bousculaient pas aux étals des boutiques d'État, trois ou quatre pas plus, ouvertes sur Wang Fujin, une rue poussiéreuse et mal éclairée. Un ciel pâle et brumeux glissait sur les toits de tuiles jusque dans les faubourgs, jamais très loin. Une route à deux voies trouée de nids de poule mais bordée par une double rangée d'arbres traversait la campagne pour relier le centre à un aéroport délabré au trafic réduit. On y échangeait ses derniers FEC, la monnaie réservée aux étrangers, contre l'un de ces souvenirs de dernière minute dont les touristes raffolent : un Bouddha en bronze, un morceau de soie, une fiole de parfum...

J'y revins une deuxième fois deux ans plus tard, en 1993, puis une troisième fois, en 1998, toujours à la même saison. A chaque fois, l'automne cédait sa place à l'hiver sans transition. La température chutait brutalement et, lorsque le soleil ne parvenait plus à repousser les assauts du vent du nord, la neige tombait sur la grisaille.

Candidate à l'organisation des Jeux olympiques de l'an 2000, Pékin finit par construire un aéroport digne de ses ambitions internationales, mais la ville dissimulait le feu qui couvait en son sein. Aucun grand projet ne menaçait de la défigurer, les bouteurs ne traçaient pas de pistes d'atterrissage à travers les vieux quartiers. Les anciens tapaient le carton devant leur porte, dans les hutong, ou bien s'affrontaient dans d'interminables parties de mahjong, sous un saule au bord des lacs. La fièvre du business épargnait encore la capitale du nord. Surpris dix ans plus tôt par une jeunesse impatiente de voir se traduire au plan politique l'ouverture réussie sur le front économique, les dirigeants chinois faisaient plus que jamais preuve de fermeté et de discrétion. Zhu Rongji avait reçu mandat de mettre le pays aux normes du capitalisme pour finaliser son entrée dans l'Organisation mondiale du commerce et Pékin ne désespérait pas de voir sa candidature retenue pour l'organisation d'une future Olympiade.

 

Le temps virait doucement à l'automne en ce mois d'octobre 2002 et, bientôt, le vent de Sibérie soufflerait sur Pékin les premières gelées. Depuis mon précédent séjour, la ville avait interdit son centre aux deux roues motorisées et mis en chantier un quatrième périphérique ; le nouvel aéroport avait été inauguré et le métro se modernisait, Wang Fujin se comparait aux Champs Elysées, les tours de fer, de verre et de béton sortaient de terre à la vitesse de gros champignons sous l'orage. Les plus grands architectes de la planète proposaient leurs savoir-faire. 

Dans la maison de thé attenante au Grand View Hotel, au sud de la ville, une hôtesse en kipao fendu jusqu'à mi-cuisse expliquait, en chinois, la cérémonie du thé à deux touristes qui le baragouinaient à peine. L'endroit était sobre, coupé du monde par des fenêtres en verres dépolis devant lesquelles se découpaient l'ombre de services à thés en porcelaine. Le mobilier en bois laqué noir conservait l'empreinte des doigts. Aux murs, flottaient des rouleaux peints. Six poissons rouges, obèses, nageaient autour des bambous du bassin intérieur. Au fond de la pièce, les clients qui le souhaitaient pouvaient s'isoler dans les confortables salons privés mis à leur disposition et séparés de la salle par d'épaisses tentures.

Au moment de partir, la jeune hôtesse réclama d'être prise en photo. Sans y avoir été invitée, sa collègue se plaça à sa droite, derrière le comptoir, où la bouilloire programmée pour maintenir l'eau à une température de 80° chuintait, et devant un rayonnage de boites à thé, de tasses et de théières. Elles étaient prises entre les faisceaux de deux faibles sources de lumière. Si je voulais obtenir un peu de matière, il me fallait réduire la vitesse de l'obturateur au 1/15e de seconde et ouvrir le diaphragme de l'objectif au maximum, 1,2. Je ne garantis pas le résultat, bloquai mes coudes contre mon corps et retenais ma respiration. Les deux jeunes filles étaient adorables dans le viseur, légèrement tournées de trois-quart dans ma direction. Je les cadrai sur la gauche. Le rideau s'ouvrit et se referma avec un bruit sourd. Sans m'accorder une deuxième chance, elles retournèrent à leur service.

 

 

Les Pékinois aiment se promener dans le parc de Xiangshan (les Collines parfumées), particulièrement les fins d'après-midi automnales lorsque la lumière rasante du jour finissant teinte les feuilles des arbres d'un rouge flamboyant. Ce jour-là était-ce une brume de chaleur ou bien de pollution ? – un filtre s'opposait à la métamorphose. Sur la plus haute des collines, là où d'ordinaire ils s'attardent dans une contemplation plus bruyante que méditative, les Pékinois se faisaient photographier en tenue impériale, les uns dans une chaise à porteurs brinquebalante, les autres sur un trône en contreplaqué. Une ambiance bon enfant qui ne fait pas forcément une bonne photo d'ambiance. Sans lumière et sans ambiance, je pris le chemin du retour, résigné à rentrer bredouille. Au pied des collines, les architectes du parc avaient aménagé un plan d'eau coupé en son milieu par un pont en forme de dos d'âne, installé des bancs à l'ombre des arbres et construit un kiosque sans prétention d'où admirer l'ensemble. Venant par l'arrière, le kiosque et les promeneurs qu'il abritait se découpaient sur fond de lac. En se décalant un peu, le pont dont l'eau renvoyait le reflet apparaissait entre deux piliers. Il n'y avait plus qu'à cadrer, mesurer la lumière sur un point clair...

 


Je repassai par la Chine six mois plus tard apportant, comme souvent en revenant sur « le lieu du crime », des tirages de mes photos. Je n'en avais pas fait beaucoup, mais la moisson me plaisait. Un homme notamment, très digne, la canne à la main, assis devant une échoppe, le coude posé contre des casiers à bière. Nous nous sommes regardés longuement à travers l'objectif, j'attendais qu'il acquiesce avant de déclencher. Je le saisis au moment ou il esquissa un sourire. Un autre, plus abimé par la vie mais très fier des gravures anciennes épinglées sur les murs de son taudis. Une femme en embuscade derrière sa fenêtre, à moitié cachée par le rideau. Et puis, les deux poupées de porcelaine ! Deux visages adolescents poudrés par la lumière, surgissant de la pénombre imprégnée du parfum des meilleurs thés de Chine.

 

 

Je n'ai jamais revu ces deux jeunes filles pour leur donner une épreuve de la photo. Parties sans laisser d'adresse. La maison à la fenêtre de laquelle apparaissait l'autre femme avait été rasée. Je ne suis jamais retourné aux Collines parfumées non plus, mais les regards croisés dans le viseur de mon appareil photos, à l'automne 2002, avaient levé l'obstacle linguistique qui, depuis dix ans, m'empêchait de partir sur les routes photographier la Chine.

 

Photographier la Chine ! Quelle prétention. Elle ne m'a pas attendu pour se faire tirer le portrait et suffisamment de Chinois s'en chargent. D'ailleurs, photographie-t-on la Chine ? Photographier la Chine supposerait qu'elle soit « immobile », comme le prétendait un auteur célèbre avant d'être cruellement démenti par l'actualité, ou « immuable », comme le veut un mythe tenace. Peut-on photographier en Chine autre chose que la Chine ? Oui, son rapport à la Chine. Je le vérifiai, d'un film à l'autre. On photographie ce que l'on veut bien voir et ce qui se laisse bien voir ! La bonne photo volée n'existe pas ; la bonne photo est une photo voulue par l'un et accepté par l'autre. Elle s'inscrit dans ce rapport. Je commençai par chercher ce rapport et la rencontre qui l'accompagne à Pékin, bien sûr, à Shanghai, ensuite, puis dans le Shanxi, le Shaanxi, l'Anhui, le Zheijiang, le Gansu, le Sichuan, le Ningxia, le Xinjiang, le Qinhai... Tantôt je la trouvai, parfois non. J'ai rapporté de Chine ce que la Chine a bien voulu me laisser emporter et, lorsque je me plonge dans les sept mille clichés accumulés au cours de mes quinze années à la sillonner, je me dis qu'elle a été généreuse avec moi.

La photographie, c'est ce qui en fait la valeur, immortalise plus qu'elle n'immobilise un instant dans le temps à travers un jeu d'ombres et de lumières entre celui qui l'offre et celui qui la reçoit. On ne photographie bien que ce que l'on aime bien. Elle traduit le sentiment saisi par l'objectif. A l'instar de la calligraphie, la photographie cherche, à l'intérieur du cadre contraignant de règles simples, la liberté qui l'élève au rang d'art. Le calligraphe Xiang Lin-Cai se laissa photographier dans son atelier, une pièce exigüe et sans charme, au terme d'un échange passionnant sur l'art. Il posa une feuille de papier sur sa table de travail, dilua un peu d'encre, y trempa son pinceau et, sans plus se soucier de moi, se mit à l'ouvrage d'un geste souple et décidé auquel il n'accorda aucune pause. Je n'eus pas le temps de réfléchir et me plaquai entre le mur et sa table, la seule place d'où lui faire face. De là, je n'avais aucun recul et, même en vitesse lente, je manquerai de profondeur de champ... Dans tous les cas, impossible d'avoir le Maître et son œuvre. Je cadrai la feuille de papier, déjà à moitié couverte de caractères épais, et attendis que le pinceau s'y pose pour déclencher. Sur la planche contact se lisent mon embarras, mes hésitations. Sur une image le pinceau, droit, semble à peine effleurer la feuille. Les doigts de l'artiste le tiennent délicatement.


J'écris la Chine avec la lumière qui disparaît à chaque point de croissance. Je n'ai pas fini ! Je photographie la Chine à la recherche de Wang Lu et de La Terre Chinoise, ce fabuleux texte de Pearl Buck qui m'emportait loin du pensionnat où, enfant, je me morfondais. Je ne photographierai pas la Chine si je n'avais pas lu également Etiemble, Rickmans et Billettere, sans qui je n'aurai probablement jamais pénétré les écrits de Tchouang-tse, de Lao-tzi et des philosophes taoïstes.

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