Ma rencontre avec Hassan Nasrallah, chef du Hezbollah
Donald Trump s’est donné deux semaines pour décider si oui ou non, il entre en guerre frontale avec l’Iran. Tant de prudence chez lui mérite d’être souligné. Dans l’entretien qu’il m’accordait, en mars 1999, Hassan Nasrallah, le chef du Hezbollah libanais, abattu le 27 septembre 2024, identifiait sans détour les États-Unis comme l’ennemi principal :
« La vérité c’est que, aujourd’hui, le territoire libanais est occupé par des chars et des véhicules américains ; le peuple libanais est agressé par des avions américains, bombardé par des roquettes américaines. Le tout sur des financements américains. Seuls les soldats et les officiers sont israéliens. Cela veut donc dire que, en vérité, notre ennemi est américain. Et un ennemi ne peut pas parrainer une paix. Les Américains ne peuvent pas être juge et partie. Quand ils renonceront à appuyer Israël, ils pourront prétendre participer, avec les pays et les gouvernements de la région, au règlement des conflits du Proche-Orient. »
Vingt-cinq ans plus tard, si l’équation reste la même, les cartes ont été rebattues, pas forcément pour le mieux et bien malin celui qui peut dire comment la partie se terminera. Les États-Unis et leurs alliés ont fait exploser l’Irak, puis la Libye, puis la Syrie avant de raser Gaza et d’exterminer les Gazaouis ! Si l’Occident s’est réjoui de n’y voir qu’une accumulation d’échecs pour le courant islamique qui le défie ; d’autres y voient une menace se rapprocher. L’équilibre se joue là : jusqu’où la menace paraîtra contrôlable ? La neutralisation de l’Iran – qui permet depuis des décennies aux Etats-Unis de faire la pluie plus que le beau temps dans la région (aux États susmentionnés, il convient bien sûr d’ajouter l’Afghanistan) – est une chose, sa déstabilisation en est une autre. La Russie et la Chine n’assisteront certainement pas les bras croisés au spectacle. Quid du Pakistan ? Pas besoin d’être devin pour savoir de quel côté penche le cœur des BRICs.
Pour Nasrallah, Benyamin Netanyahou n’est qu’une marionnette entre les mains des Américains qui, jusque-là, l’ont laissé faire à sa guise. Avec l’Iran, l’affaire prend une tout autre dimension et la loi du plus fort privilégiée par Trump risque fort de faire tonner le canon… jusqu’aux Etats-Unis ; elle dépasse le simple affrontement avec le « monde arabe » et vient s’ajouter à l’aspiration grandissante de sortir de la domination occidentale sur le monde. L’entreprise guerrière de Netanyahou à l’allure d’un baroud d’honneur suicidaire. Pour lui et ceux qui le soutiennent.
Rencontre avec Sayed Hassan Nasrallah
Beyrouth, 16 mars 1999
Le contexte : début 1999, j’étais invité par le Centre de formation et de perfectionnement des journalistes (CFPJ) à intervenir à l’Université Libanaise de Beyrouth, dans le cadre d’un cursus de formation de jeunes journalistes libanais, financé par le ministère français des Affaires étrangères. Ils étaient une quinzaine, très motivés. Tous les matins à la pause de 10 h, Halla descendait m’acheter un manousheh au food truck installé juste devant la fac. Pas question de le payer !
L’ambiance aidant, au cours d’une discussion à bâtons rompus, l’un d’eux me demanda pourquoi je n’écrivais pas un « papier » sur le Liban. « Le Liban ! Mais que vous en dirais-je ? » J’expliquai que le Moyen-Orient n’était pas trop mon champ de compétence ; la seule chose que je pourrais éventuellement faire, ce serait une interview.
– Par exemple, me demanda-t-on ?
Provocateur dans l’âme, je ne pus me retenir :
– Bah, Nasrallah, par exemple.
Et là, contre toute attente, du premier rang monta une petite voix à peine audible releva le chalenge…
– D’accord.
À la recré, le plaisantin me confirma qu’il ne blaguait. Je n’avais qu’à le laisser faire.
De retour à Paris, je n’eus pas à attendre longtemps. Moins de trois semaines plus tard, un fax m’informa que « la gamelle était prête », « la viande dans l’torchon ». Enfin quoi, vous m’avez compris… J’avertissais du scoop qui m’attendait Jacques Grall, secrétaire général du Monde, pour qui je pigeais, lui demandant de s’assurer de ma sécurité par un appel quotidien, et reprenais l’avion pour Beyrouth. Tout était effectivement réglé. Je remis mon passeport à mon intermédiaire pour que les services de sécurité du Hezbollah procèdent aux vérifications d’usage… Deux jours plus tard, mon intermédiaire me prévint de me tenir prêt. En début d’après-midi, en plein cœur de Beyrouth, je fus confié à la garde de deux hommes qui rejetèrent ma première requête : que mon intermédiaire m’accompagne pour me service d’interprète. Nous grimpâmes dans les étages d’un immeuble. La porte s’ouvrit sur des hommes armés jusqu’aux dents. Une première fouille commença dès l’entrée de l’appartement dans lequel ils m’introduisirent : fouille au corps ; fouille du sac photo ; vérification que ni le magnétophone ni l’appareil photo n’étaient piégés. Je fus ensuite invité à patienter dans un salon où, à intervalle régulier, un milicien – chaque fois un homme différent – s’assurait, sans m’adresser la parole, que je ne commettais aucune dégradation. Une heure plus tard, on vint me chercher. Combien étaient-ils ? Impossible à dire. Ils étaient nombreux. La cage d’escalier était remplie d’hommes en arme. L’ascenseur nous conduisit au sous-sol où deux Mercedes s’alignaient, moteur allumé, face à l’entrée du parking, masquée par une énorme tenture. Je montai à l’arrière de l’une d’elles, coincé entre deux cerbères qui entreprirent immédiatement de me faire la conversation. Lorsque les portières des deux véhicules furent fermées, la tenture fut tirée et les deux voitures bondirent simultanément à l’extérieur ; l’une tourna immédiatement à droite, l’autre à gauche. Nous tournions à gauche, puis à droite, puis encore à droite et à gauche deux fois… jusqu’à ce que je perde le sens de l’orientation. À un moment, la voiture stoppa net devant une charrette bloquée en travers de la chaussée… Panique à bord. Merde ! Nous avons été repérés par le Mossad… Ça va tirer dans tous les sens. Fausse alerte. Nous repartons de plus belle et finissons par nous engouffrer dans un sous-sol. Depuis l’incident de la charrette, ça ne rigole plus dans l’habitacle.
Le parking dans lequel nous nous garons grouille de miliciens en arme. Je commence à me dire que j’ai fait une grosse connerie en venant jusqu’ici, que je vais me retrouver dans une cave pour des mois… Je suis conduit dans les étages. En sortant de l’ascenseur, une femme a la mauvaise idée de jeter un œil sur son palier… Elle comprend vite que ce n’est pas le bon moment pour sortir. Je subis une deuxième fouille, identique à la première : en slip, tout le matériel ouvert puis testé devant moi. Retour dans un salon où l’attente reprend. Moins longue. Quinze minutes plus tard, la porte s’ouvre sur un milicien, le suit un homme vêtu d’un kaftan sombre. Il ressemble à s’y méprendre à Hassan Nasrallah. C’est Hassan Nasrallah, le secrétaire général du Hezbollah.
– Vous avez demandé une heure, me dit celui qui sera mon interprète. Vous avez une heure.
Nous parlons une heure, du Liban et d’Israël. De la place des Etats-Unis aussi… et du rôle qu’ils peuvent tenir dans un processus de paix. C’est de la langue de bois, mais que peut-on attendre d’autre d’un dirigeant politique ? L’interview, réalisée le 26 mars 1999 à Beyrouth, sera refusée par Jean-Marie Colombani et Edwy Plenel (Le Monde), puis Pierre Haski (Libération).
L'Interview
À l’heure où Israël parle de se retirer du sud Liban, ne craignez-vous pas que ce retrait ne se traduise par une perte d’influence du Hezbollah ?
Hassan Nasrallah : Au nom de Dieu, le très miséricordieux. Ce n’est pas parce que le Hezbollah a été formé après l’invasion israélienne du sud Liban en 1982 que notre existence est liée à cette occupation. Avant d’être une organisation militaire, le Hezbollah est une organisation profondément enracinée dans la population libanaise. Le Hezbollah est tout aussi présent sur les plans culturel et social que sur le terrain militaire. Le Hezbollah est une pièce essentielle sur la scène politique.
Donc, je ne crois pas que l’influence du Hezbollah souffrira d’un retrait des forces d’occupation israélienne. Au contraire, il en sortira grandi parce qu’il en sortira vainqueur en imposant à l’ennemi israélien le retrait de ses troupes et en apportant la libération du territoire.
Le règlement du conflit israélo-syrien sur le Golan, à l’ordre du jour de la récente visite dans la région de Martin Indyk, le secrétaire d’État américain, pourrait cependant amener Damas à revoir le soutien qu’il vous apporte. Certains commentateurs vont même jusqu’à affirmer que les Israéliens auraient obtenu la garantie des Syriens que le Hezbollah serait désactivé en échange de la restitution du Golan.
H.N. : Nous sommes loin d’en être là. Ce scénario est improbable parce qu’il est lié au règlement de la situation régionale dans son ensemble. Or pour l’instant, et au moins jusqu’à ce que les résultats des élections israéliennes soient connus, aucun pas important ne sera fait en vue d’un règlement du problème régional.
Israël souhaiterait conditionner son retrait unilatéral par la renégociation de l’accord d’avril 1996. Quelle serait la réaction du Hezbollah à la dénonciation unilatérale par Israël de cet accord ?
H.N. : Vous vous projetez trop loin dans l’avenir. L’étape qui suivra le retrait israélien du sud Liban n’est pas encore claire. Nous ne voulons pas envisager, aujourd’hui ce qu’elle sera. Répondre à cette question signifierait que nous nous plaçons déjà dans l’après-retrait. Or ce retrait n’est pas acquis et je pense donc qu’il est prématuré de parler de l’avenir. Pour nous, le problème ne se pose pas de cette manière.
Aujourd’hui nous sommes en guerre directe contre les forces d’occupation israéliennes présentes sur notre territoire, au sud du pays et dans l’ouest de la Bekaa. Nous combattons ces forces sur notre territoire. A nos opérations militaires, qui visaient les soldats et les officiers de l’occupant, l’ennemi israélien ripostait en bombardant les populations civiles libanaises. Nous avons donc, mais beaucoup plus tard, décidé de protéger nos populations civiles en ripostant aux attaques israéliennes par des opérations visant le nord de la Palestine occupée par les sionistes. Cette modification de la situation nous a conduit à l’accord d’avril 1996 aux termes duquel Israéliens et Hezbollah s’engageaient à ne plus s’attaquer aux civils.
Aujourd’hui, nous nous battons pour le retrait sans condition de l’occupant israélien de notre territoire. En tant que mouvement de résistance nous ne sommes pas tenus de présenter des garanties quant à l’avenir. Nous ne voulons pas parler maintenant de la situation qui suivra le retrait israélien. Plusieurs sujets devront être abordés à ce moment : l’avenir de l’arme dont les Libanais disposaient, à savoir la résistance ; celui des formations militaires de la résistance ; la nécessité ou non de poursuivre des opérations militaires sur la frontière. Le règlement de ces questions est lié. Finalement cela reste une affaire intérieure libanaise.
Les questions que vous mentionnez sous-entendent qu’il serait possible de maintenir une pression militaire après le retrait israélien ?
H.N. : Les Libanais, que ce soit l’État, le gouvernement, le parlement ou les forces politiques, pourraient considérer comme un intérêt le fait que la population reste armée, même après le retrait israélien, par peur d’une nouvelle offensive israélienne. Que ce soient les armes de la résistance ou les organisations militaires de la résistance, elles pourraient être utilisées dans un but de défense du Liban. Oui, il se pourrait que nous ayons intérêt à conserver et ces armes, et ces organisations.
Israël n’a pas justifié son invasion du Liban en 1982 par des opérations libanaises, mais par la tentative d’assassinat de son ambassadeur à Londres. Qui peut nous garantir que, même après son retrait du sud Liban, Israël ne saisira pas le premier prétexte venu pour nous envahir à nouveau ? Ce sont des points à prendre en considération lorsque l’on parle d’avenir.
En un mot, la continuation ou l’arrêt des opérations sur la frontière est un sujet que, nous Libanais, entendons taire pour le moment. Nous tirons de ce silence une force pour le Liban et la résistance.
Vous ne voulez pas garantir la fin des attaques contre Israël, même si l’État hébreu retire ses troupes du sud Liban. Le gouvernement de Beyrouth non plus. Êtes-vous d’accord pour qu’une force d’interposition sous le contrôle de la communauté internationale soit présente sur la frontière ?
H.N. : Cette question concerne l’État libanais et nous n’avons pas mandat pour dire à sa place si nous accepterions ou non la présence d’une force multinationale. Cela dit, je ne pense pas que le Liban ait besoin d’une telle force internationale sur sa frontière. Le problème est toujours posé à l’envers. A mon avis, c’est le Liban qui a besoin de garanties. Pas Israël.
La prise du village d’Arnoun par les étudiants a montré que vous n’étiez pas tout seul à vous opposer à la présence israélienne. Vous n’avez pas peur de voir la situation vous échapper et de voir apparaître des organisations concurrentes ?
H.N. : D’une part, ce qui s’est passé à Arnoun et le mouvement courageux des étudiants est la conséquence de notre travail. Le Hezbollah a convaincu les Libanais de ne pas craindre les Israéliens et que leur armée pouvait être vaincue. Nous ne les avons pas convaincus par des paroles, mais par des faits, nos actions. De l’autre, les étudiants avaient la certitude que les Israéliens n’oseraient pas tirer pendant qu’ils arrachaient les barbelés autour du village. Les Israéliens savaient très bien que s’ils l’avaient fait, ils s’exposaient à notre riposte sur leurs colonies. Nous bénissons cette forme d’action. Nous l’approuvons et nous considérons qu’elle s’inscrit dans la continuité du mouvement de résistance armée et que, en aucun cas, elle n’est concurrentielle à notre combat. Au contraire, nous sommes ravis de voir les Libanais utiliser toutes les formes d’actions qui peuvent contribuer à libérer le pays.
La présence d’autres organisations semble tout de même vous inquiéter puisque vous venez de revendiquer le monopole de l’utilisation des roquettes katioucha ?
H.N. : Les katiouchas sont devenues un sujet très sensible. Quasiment au même moment où nous menions l’attaque qui a coûté la vie au général Gernstein, une organisation groupusculaire a tiré deux katiouchas sur la frontière, qui sont allés se perdre au nord de la Palestine occupée. Le gouvernement ennemi israélien a pris prétexte de ces deux roquettes, et non de la mort de Gernstein, pour lancer plus d’une vingtaine de raids aériens à l’intérieur du Liban.
Quel est l’intérêt de tirer deux roquettes sur des terres inhabitées ? L’utilisation des katiouchas comme arme défensive pour protéger les populations civiles est légitime. Trois facteurs sont essentiels pour utiliser efficacement cette arme : l’opportunité du moment, de l’endroit et des circonstances. Nous les maîtrisons parfaitement, contrairement aux autres.
Insinuez-vous que les Israéliens auraient pu monter cette provocation pour justifier leurs intervention fin février ?
H.N. : Tout est possible.
L’Iran a également entrepris de se rapprocher des pays occidentaux. Cette nouvelle stratégie diplomatique ne va-t-elle se faire au détriment d’alliance plus ancienne, avec vous notamment ?
H.N. : Nous souhaitons à la République islamique d’Iran de nouer de solides relations avec tous les pays du monde, et plus particulièrement avec les pays européens. Nous ne sommes certainement pas inquiets. Au contraire, nous pensons que de telles relations seront bénéfiques aux populations de la région et elles ne se feront ni sur le dos du Hezbollah, ni sur celui d’une quelconque organisation libanaise, palestinienne ou arabe.
Je vous rappelle qu’après l’invasion israélienne au Liban, en 1996, l’Administration américaine a cherché à imposer les conditions israéliennes sur le Liban et la Syrie. Elle n’y a pas réussi grâce à la coopération dans laquelle ont travaillé la Syrie, l’Iran, la France, l’Europe et la Russie. Cette coopération a permis d’aboutir à l’accord acceptable d’avril 1996. La coopération entre l’Iran et l’Europe et l’ouverture de la République islamique ne peuvent donc, à mon avis, que servir nos intérêts et ceux de la région.
Vous définissez les États-Unis comme votre ennemi principal. Vous pensez sérieusement qu’un accord peut se faire sans eux ?
H.N. : Les États-Unis représentent à la fois le problème et sa solution. Cela ne veut pas dire que, pour la solution, les États-Unis soit le médiateur qu’il faille pour résoudre les problèmes de la région. Il suffit de regarder la réalité. L’ennemi israélien occupe une partie du territoire libanais et agresse quotidiennement notre pays. Il y a donc un problème entre Israël et le Liban. Qu’est-ce que les Américains offrent à chacune des parties pour s’ériger ainsi en médiateur ?
Israël bénéficie chaque année d’une aide militaire et économique américaine de 3 mds US$ à laquelle s’ajoutent entre 7 et 8 mds US$ de crédits. Les États-Unis lui fournissent les armes les plus modernes et les technologies militaires les plus sophistiquées. Ils mettent à sa disposition leurs satellites et leurs services de renseignements. Au Liban, l’ambassadeur des États-Unis a offert dix vaches aux paysans de la Bekaa et fait un don de 25 000 US$ à une organisation humanitaire. Les États-Unis veulent se débarrasser de leurs vieux matériels militaires, qui datent de l’Allemagne et des Philippines, en nous les vendant. Au moment du massacre de Cana (ndlr : en avril 1996, une centaine de morts) les États-Unis ont usé de leur droit de veto pour éviter qu’Israël en soit blâmé.
La vérité c’est que, aujourd’hui, le territoire libanais est occupé par des chars et des véhicules américains ; le peuple libanais est agressé par des avions américains, bombardé par des roquettes américaines. Le tout sur des financements américains. Seuls les soldats et les officiers sont israéliens. Cela veut donc dire que, en vérité, notre ennemi est américain. Et un ennemi ne peut pas parrainer une paix. Les Américains ne peuvent pas être juge et partie. Quand ils renonceront à appuyer Israël, ils pourront prétendre participer, avec les pays et les gouvernements de la région, au règlement des conflits du Proche-Orient.
© Marc Mangin / Texte et photo
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