Votre mère a 100 ans… que le temps passe vite, hier encore…

23 décembre 1924. J'imagine le froid de canard dans cette Lorraine où mon grand-père avait émigré un quart de siècle plus tôt, depuis Gussola, petit village de la plaine du Po en Lombardie, pour vendre ses bras de paysan aux Wendel, les maîtres de la Silicose Valley. Le Luigi arrivait dans une région alors annexée à l'empire allemand, tout frais sorti de l'adolescence. À peine installé, le petit Rital trouva le moyen de se faire virer de son logement pour avoir engrossé la fille de sa logeuse ! Une rumeur que je n'ai pas vérifiée, prétend qu'il fut vite veuf d'un premier mariage. Après cette entrée fracassante dans la vie, et une fois la Première Guerre mondiale passée, il retourna au bled prendre femme. Ce sera la Delia dont toute la tribu – les Capra – avait déjà migré à la frontière franco-luxembourgeoise, dans l'agglomération de Longwy.

Hayange est alors un bassin d'emplois. Wendel mettait à la disposition de ses ouvriers des corons à la périphérie de la ville et le couple, bientôt rejoint par la Giacomina, leur premier enfant, y trouva refuge comme tant d'autres Ritals et Polacks qui, au fil des ans vinrent gonfler le bataillon de mineurs. 

Tous les matins, le Luigi poussait sa bicyclette jusqu'à la mine, la gamelle préparée par Delia accrochée au guidon ; l'épouse entretenait le potager, engraissait le cochon qui améliorait l'ordinaire, s'occupait des gosses, assurait les tâches ménagères dont la préparation du repas du soir, quand bien même celui-ci se limitait souvent à un plâtrée de pâtes ou un bouillon versé sur la polenta. Mais les travailleurs n'étaient pas pauvres, en tout cas pas comme maintenant.

Le Luigi, la Delia
la Giacomina et la Rosina
Hayange, vers 1926


Qu'attendaient-ils ces deux-là pour concevoir un second enfant ? Un fils ? Se sont-ils seulement posés la question ? La déception a dû être grande alors en voyant débarquer une seconde fille… car il n'y aura pas de troisième essai. En 1924, le Luigi n'est plus très jeune : le 2 janvier 1925, il soufflera ses 42 bougies ! Pour un mineur de fond, c'est déjà vieux. La Delia n'est pas toute jeune non plus, même si elle n'a que 36 ans. La Rosina nait donc la veille de Noël dans ce décor très XIXe où l'ouvrier est fort content de trouver du labeur et le patron fort content de trouver de la main-d'œuvre. 

La Rosina a 15 ans lorsque la guerre éclate et que les schleus reprennent possession de leur ancien territoire. La guerre… elle ne l'évoquera jamais vraiment, sauf à reconnaître que les relations avec le reste du clan Capra ne seront plus après ce qu'elles étaient avant. Pourquoi ? Quelqu'un a-t-il vendu du beurre aux boches ? Quelqu'une aurait-elle couché ? Le secret a été bien gardé.

En 1945, l'Allemagne nazie capitule, les alliés vident les camps. Hayange sera la porte du retour pour les rares déportés ayant survécu ; l'armée a besoin de bras pour les accueillir, les trier, les identifier… La Giacomina embarque sa petite sœur dans l'aventure. Un an plus tard, la même armée de terre recrute du personnel féminin… Elles en seront. Pour échapper à la mine, à la Lorraine, à ce ghetto d'immigrés… Elles ont 20 ans… Paris est à elles.

Vers 20 ans

Mais la Rosina  est de santé fragile et la tuberculose l'éloigne de la capitale. Elle se laissera compter fleurette dans un sanatorium des Alpes par un beau-parleur que le hasard placera sur ma route… aux Philippines, quarante ans plus tard ! C'est dans un autre hôpital : la Timone, à Marseille, qu'elle rencontre le beau Michel, de retour du Viêt-nam. Il a 21 ans et des envies de famille plein le caleçon ; elle… c'est une catherinette, comme la société appelle ces filles encore célibataire à 26 ans ! Elle adore danser, ça tombe bien, lui aussi. Elle est d'une élégance sobre et se fait une fierté de marcher les deux pieds parallèles ; la danse des canards n'a jamais été pour elle. Le 28 novembre 1952, ils se jurent amour et fidélité devant les autorités civiles et religieuses. 

Paris, 28 novembre 1952 (28 ans)

Le jeune couple de militaires se porte volontaire pour le Maroc et s'installe à Fès. Ils emménagent non loin de la base aérienne 724, dans un petit deux-pièces au-dessus du garage Lalhou, dans ce qui est alors la route de l'aviation (aujourd'hui avenue Mohamed Bel Arbi Alaoui ?). Deux ans plus tard, nait leur premier enfant qui ne s'appellera pas Sarah comme il aurait aimé la prénommer, mais Roxane. La Rosina n'a pas le temps de respirer que son ventre s'arrondit de nouveau ; la Véronique voit le jour un an et deux jours après son aînée. En août 1957, elle accouche d'un premier mâle ! Et le festival n'est pas terminé… mais il est l'heure de rentrer, les Marocains ont assez vu les Français !

En juillet 1958, la Rosina obtient son affectation à Orléans. Son Michel obtiendra la sienne pour la base aérienne 123 (Orléans-Bricy) quelques mois plus tard. La famille s'installe à la cité Bel Air, entre la prison et la voie de chemin de fer qui longe le cimetière. Le temps est venu de construire et, à l'été 1959, le couple acquière un terrain viabilisé sur un ancien marais de Fleury-les-Aubrais, rue Pierre-Curie ; en novembre, l'architecte Monsieur Frêné, validait les plans. Il faut mettre les bouchers doubles pour payer les travaux et le Michel ne se fait pas prier pour accepter les missions de dernières minutes.

Le 14 janvier 1960, il remplace comme ça au pied levé le sergent-chef Dumas pour la mission 6107 – un transport de fret tout ce qu'il y a de plus ordinaire à destination de la base des essais nucléaires de Reggane, au cœur du Sahara, avec une escale à Alger. Il a fêté ses 31 ans, douze jours plus tôt. Il est 5 h 45 TU lorsqu'il enlace son épouse, lui dit au revoir et à après-demain entre deux baisers parfumés au café. On connait la suite. Le lendemain, en fin de matinée, la Rosina alors âgée de 35 ans et enceinte de cinq mois fera une jolie veuve !

Il serait vain de chercher des mots pour exprimer la déflagration ressentie par cette femme. Ils n'existent pas. Comme elle le résumera dans l'agenda qui lui tient lieu de journal, à la date du 16 janvier 1960 lorsque deux bidasses viennent lui apprendre la nouvelle sur son lieu de travail, à 10h30 : "Ma vie s'est arrêtée." Une chose est sûre : elle n'existe plus et, autant le dire tout de suite, jamais elle ne parviendra à sublimer son deuil. Il y a quatre enfants à nourrir, à éduquer ; une maison à payer et elle va devoir assumer sa tâche seule. Pour les gamins, il n'y aura jamais rien de trop beau, toujours de la First Quality. Ils étaient là pour lui rappeler l'absent : dans l'un, elle entendait sa voix ; dans l'autre, elle voyait son regard… Pendant vingt ans, la Rosina fera l'impasse sur tout le reste, quand bien même un ou deux prédateurs incapables de refréner leurs pulsions tenteront de profiter de sa solitude.

Lorsqu'à la fin des années soixante-dix, les quatre mouflets quittent le nid, elle décide que le temps est venu de rompre avec ce passé. À mon grand regret, elle mis la maison en vente et partit s'installer en  Charente-Maritime. Je ne jurerai pas qu'elle fit le bon choix. D'un seul coup, elle se retrouvait seule, dans un environnement sans âme, vierge de tout souvenir, même les mauvais : il fallait s'habituer aux "bruits" de cette nouvelle maison, des craquements plutôt ; aux regards hostiles, comme savent l'être ceux des hommes et des femmes qui voient dans une veuve une rivale potentielle. Même la Giacomina dont elle pensait se rapprocher, s'éloignera. Cette transplantation acheva de l'isoler. Dans son déni, elle voyait dans sa solitude une forme d'abandon : "Ils m'ont tous laissé tomber !" Jamais elle ne compris que l'isolement était la stratégie des prédateurs pour mieux affaiblir leurs proie ; l'affaiblir pour mieux la dominer et l'exploiter. Et ce fut probablement sa seule, mais ô combien grave erreur : penser que, dans la vie, nous sommes seuls. Par contrecoup, elle fit de ses enfants des fabricants de solitude.

Elle trouva du réconfort et la force de continuer sa route dans tout ce que la pharmacopée allopathique propose d'antidépresseurs, d'anxiolytiques et de somnifères qu'elle ne tarda pas à consommer à forte puis à très forte dose. Personne, mieux que Marguerite Duras n'a su décrire la perdition de ces femmes : "La mère consentait à prendre ses pilules, parce que les pilules la faisaient dormir, mais c'était tout (…) Elle se mit à dormir presque toute la journée (…) et elle dormait vraiment par désir de dormir, avec délice et entêtement, comme jamais encore.)

Elle finit cependant par trouver un certain équilibre dans un groupe de femmes de son âge avec lesquelles, tous les vendredis soirs, elle allait danser au Casino de Pontaillac. Toute la semaine, elle sa consacrait à se préparer dans la perspective des quatre heures qu'elle passerait sur le Dance Floor, à tourbillonner comme dans sa jeunesse. Sur le tard, bien après son soixante-dixième anniversaire, elle accepta même de se lier avec un homme pour une relation plus qu'amicale.

Mais les charognards l'avaient déjà repérée et commencer à la plumer : les faux artisans, les vendeurs de poudres de perlimpinpin qui vont vous faire retrouver vos 20 ans et surtout, les marchands de pinards qui vendent du vinaigre au prix des grands crus du Bordelais. La Charente-Maritime est une région réputée pour le dépeçage des vieux, sans que cela ne mobilise les autorités. La Rosina fut très vite débordée par toute cette faune. Lorsqu'elle donna finalement l'alerte, discrètement, son compte bancaire était à sec !

Son placement sous curatelle, à la veille de ses 90 ans fut un choc : il lui restait encore suffisamment de neurones pour réaliser qu'elle ne faisait plus illusion, sa faiblesse était devenue une évidence. Alors un soir, elle abusa plus qu'à l'ordinaire de ces pilules miracles qui vous entraînent instantanément dans l'autre monde. Les pompiers la retrouvèrent au matin, prostrée derrière la porte de sa chambre. La pièce avait été entièrement retournée. Elle ne savait plus ni qui elle était ni où elle se trouvait, mais jurait que son mari n'allait plus tarder à rentrer. Elle fut transportée solidement entravée à l'hôpital le plus proche. Je l'en fit sortir, un mois plus tard, pour l'installer dans un Ehpad proche de chez moi, dans le Nord de la France. Elle y survécu deux ans avant qu'un AVC l'emporte auprès de l'homme qu'elle avait tant aimé et auquel elle était restée fidèle pendant les cinquante-six ans de son veuvage.

Janvier 2016 à Riuelay, quelques jours avant sa mort (91 ans)

C'est en voyant sa métamorphose, dans la maison de retraite où elle se sentait enfin en sécurité, puis en vidant sa maison que j'ai réalisé combien cette femme avait souffert de la solitude ; combien elle s'était sentie abandonnée et avait lutté pour conserver la tête hors de l'eau. Comme pour lui donner raison, les actions engagées pour poursuivre les prédateurs qui avaient abusé de sa faiblesse ont été classées sans suite par une institution judiciaire qui n'allait pas perdre son temps à cause de la naïveté d'une femme qui n'avait pas su se protéger. Ma rage contre le système est à la mesure de l'indifférence qu'ont manifesté les institutions face à ma mère qui, toute sa vie, avait servi son pays avec une totale abnégation.

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