Des nouvelles du 102 FRAQU

« Son souvenir est un soleil qui flambe en moi
et ne veut pas s’éteindre. »
Paul Verlaine*

 

J’ai conservé la lettre, datée du 31 janvier 1986, adressée à Paul Quilès, ministre de la Défense de l’époque, dans laquelle je demandais la dérogation sans laquelle il était impossible de consulter le dossier relatif à la mort de mon père : le sergent-chef Michel Mangin, tué le 15 janvier 1960 avec cinq de ses camarades dans le crash, en plein cœur du Sahara, du noratlas 2501 numéro 102, immatriculé FRAQU. Quilès, en bon cacique, n’a jamais répondu ! Son successeur, André Giraud, un centriste imposé à François Mitterrand dans le cadre d’une première cohabitation, le fera quelques jours après sa prise de fonction pour me dire que le temps n’était pas encore venu d’ouvrir les archives de cette période.

Ce n’était probablement pas ma première démarche pour obtenir les informations relatives au drame survenu, vingt-six ans plus tôt ; j’ai dû m’y mettre l’année précédente, considérant qu’après vingt-cinq ans l’État pourrait difficilement continuer à invoquer le Secret Défense pour me refuser l’accès à ce dossier.

Le fantôme de Papa me hante depuis cette fin d'après-midi de janvier 1960 où, pensant entendre ses pas dans l’escalier, je m’étais précipité sur le palier de notre appartement en criant : « C’est Papa qui rentre », pour me retrouver face à trois soldats pris de court. Ma mère était venue à leur rescousse en refermant la porte de son poids ; entre les larmes inondant son visage, elle parvint à articuler : « Papa ne rentre pas ce soir. » J’avais deux ans et demi et pendant des années, j'ai attendu que Papa « rentre ». Il n'est jamais «rentré».

Profitant de mon passage en Algérie, en juin 1983, j’avais demandé aux autorités algériennes ce qu’elles savaient du crash. J’avais eu un mal de chien à me faire entendre auprès du ministère de l’Information, à Alger. Las de me voir débarquer dans son bureau et ne pouvant m’empêcher de me rendre à Ghardaïa, comme j’en avais l’intention, un dénommé Belkhir avait fini par m’organiser un rendez-vous avec le wali (l’équivalent du préfet) de la Pentapole.

La résistance à laquelle je me heurtai, en Algérie même, ne pouvait que renforcer l’hypothèse avancée par Maman : il ne s’agissait pas d’un accident, mais d’un attentat. Sur la base 123 d’Orléans-Bricy, d’où le noratlas avait décollé, une rumeur prétendait que l’équipage avait été neutralisé par un gaz asphyxiant, raison pour laquelle l’avion était tombé comme une pierre. Le colonel Georges Plagnard, commandant Bricy n’a-t-il pas demandé lui-même une autopsie des corps pour vérifier cette hypothèse ?

L’entretien avec le wali n’a pas duré plus de dix minutes : « De quoi me parlez-vous, m’avait-il rétorqué, agacé, en me foudroyant du regard. Il n’y a jamais eu de crash dans la région, le 15 janvier 1960. »

 

 

 À 20 ans ! Rien à dire : ces deux-là avaient très bon goût (Biên Hoà – Viêt-nam, 1950)

 

En janvier 1986, c’est toujours un gamin, même s’il a 28 ans, qui s’adresse à l’autorité publique française. Inconsciemment, je suis pressé par le temps : dans deux ans, j’aurais l’âge que Papa avait, le 15 janvier 1960, lorsqu’il fit de ma mère une veuve et de ses quatre enfants des orphelins.

Il va pourtant me falloir patienter encore trente-six ans pour connaître la « vérité ». J’avais 2 ans et 5 mois lorsque Papa est parti, le 14 janvier 1960, en disant : « À après-demain », j’allais avoir 65 ans, le 28 mars 2022, quand l’Administration française me remit le dossier enregistré sous la cote 100E1723. Lorsque Maman est morte, en 2016, après 56 ans de veuvage, je n’étais toujours pas en mesure de lui expliquer pourquoi Papa n’était jamais rentré, la laissant emporter dans la tombe sa rancœur contre les Fel.

En trente et un ans, Papa avait eu le temps de naître, de grandir, de se former, de monter sur les barricades pour libérer Paris et faire la nique aux boches, de montrer aux Viêts de quel bois il se chauffait, de rencontrer Maman, de lui faire quatre gosses et de mourir ; trente et un ans ne lui aurait pourtant pas suffit pour accéder aux détails qui m’avait privé de sa présence et condamné à vivre dans son ombre. Il fallait, pour cela, avoir soufflé trente-six chandelles !

J’ai donc passé plus de la moitié de ma vie à me battre avant qu’un archiviste du fort de Vincennes me remette la vingtaine de feuillets de ce putain de dossier. Jusqu’à la dernière minute pourtant, j’ai cru ne jamais l’obtenir et que, comme Maman, je mourais en me contentant de la conclusion inacceptable de la commission d’enquête, rendue le 8 novembre 1960 : « Accident imputable à une cause indéterminée. ». Les archives militaires m’en avaient transmis une copie, quarante-quatre ans plus tard, le 16 décembre 2004.

À 9 h 50 TU, le 15 janvier 1960, le 102 s’est signalé à Alger par le travers de Ghardaïa ne faisant état d’aucun problème ; dans les secondes qui suivirent, il décrochait, puis partait dans une vrille stabilisée avant de s’écraser au sol, trois minutes plus tard – trois minutes d'« angoisse de mort imminente » pour les cinq membres de l'équipage et leur passager, comme on dirait aujourd'hui. Pourquoi ? Si le givrage de l’appareil pouvait avoir joué un rôle dans la catastrophe, disaient les experts, il n’expliquait pas tout. 


À 30 ans, toujours très bon goût. Dernier Noël en famille (Cercottes – France, 1959)


Qu’est-ce qui peut justifier tant d’années d’attente ? Depuis plus de soixante ans, l’approche du 15 janvier réveille le spectre de l’absence. 2022 n’y a pas fait exception. 

À la fin de l’été 2021, l’Administration avait, une nouvelle fois, promis de me communiquer les rapports d’enquête. Ils m’attendent à Pau, m’avait-on écrit ! Soit. Je me suis donc levé bien avant l’aube pour, partant de Béziers, arriver dans la capitale du Béarn à l’ouverture de la caserne. J’y trouvai trois minables feuillets relatifs à la carrière de mon père, expurgés d’informations dont j’avais pourtant eu connaissance, des années plus tôt, à Vincennes !

Alors, en janvier 2022, la colère me prit, favorisée par les deux années covidiennes. Je rédigeai une lettre au président de la République, par ailleurs chef des armées et, plutôt que de la lui envoyer par courrier – le meilleur moyen de ne jamais obtenir de réponse – j’en adressai une copie par courriel au rédacteur en chef de La République du Centre, à Orléans.

Quelques heures plus tard, à peine, le chef Roussel me faisait répondre par le limier Ramond qu’il était preneur du sujet et, le 20 janvier 2022, une photo de mes parents s’affichait au milieu d’une pleine page que La Rep consacrait à la disparition du 102 FRAQU, soixante-deux ans plus tôt, et aux questions que le silence des autorités, depuis, ne manquaient pas de soulever.

Le colonel Guillaume Vernet, promu trois mois auparavant chef de la base aérienne 123, a dû se dire que son commandement débutait sous le signe des turbulences. A-t-il fait remonter le journal au ministère ? Probablement. Toujours est-il que le 2 février, le cabinet de Florence Parly, ministre des Armées, accusait réception de mon courrier et me confirmait, comme il le faisait depuis maintenant plus de trente ans, que rien ne s’opposait à ce que j’aille consulter le fameux dossier en salle de lecture, au Fort de Vincennes.

Dans le même temps, je m'étais rapproché de l’association Noratlas de Provence, basée à Marignane, qui entretient en état de vol le 105, un appareil qui, fruit du hasard, a débuté sa carrière à Orléans-Bricy, en 1956. J'espérais que ses techniciens pourraient m’expliquer les principes du givrage et du dégivrage en vol.

La publication de La Rep aura aussi eu pour conséquence de me mettre en contact avec Michel Piller. Piller-père – mécanicien naviguant sur noratlas, comme Papa – avait été affecté sur la base de Blida (Boufarik) peu après son mariage, en 1957. Mais il fallut qu’ils attendent six mois pour que Monsieur obtienne l'autorisation de faire venir Madame en Algérie. De ces retrouvailles devait naître le petit Michel, en janvier 1958. Sauf qu’en novembre 1957, le 26 s’écrasait dans le sud marocain ; Piller-père y laissa sa vie. Piller-fils s’appellera donc Michel, comme son père. Nous nous racontons la même histoire, nous posons les mêmes questions avec la certitude que nous n’aurons jamais la garantie de la bonne réponse

Michel Piller me recommande la lecture d’En Équipage sur noratlas de Jean-Claude Noguellou ; le livre fait autorité. Cela me donne l’opportunité de reprendre contact avec Noratlas de Provence, à qui Noguellou a confié la distribution de son livre et qui n’a toujours pas répondu à mon message. L’achat en ligne bogue et je finis par recevoir – un samedi soir – l’appel de Denis Della Mea. Le personnage est affable et, apparemment, a du temps. Nous discutons longuement. Au bout d'un moment, je me dis que je ne risque rien à demander :

— Serait-il possible de visiter le 105 ?

— A priori, il n’y a pas de problème. Il est actuellement en maintenance sur la base de Salon-de-Provence. Il suffit que nous demandions un laissez-passer.

Tu parles qu’ils vont me laisser passer avec les courriers que j’envoie depuis quelques temps à Macron et ses loufiats ! Je n’en parle évidemment pas et nous convenons d’une visite le 5 mars. Della Mea me rappelle quelques jours plus tard : tout est arrangé ; je dois me présenter à 13 h au poste de police de l’école de l’air où l’on me remettra un badge.

Della Mea m’attend sur le parking, face au portail. Nous circulons dans sa voiture sur la base assez déserte en ce début de week-end. Il pense utile de me préciser que le 105 FAZVM stationne dans le hangar voisin de celui de la patrouille de France.

Les bénévoles de l’association terminent leur pizza à même le carton, dans la salle de repos, lorsque nous arrivons ; ils sont plutôt jeunes, n’ont rien des anciens militaires que je m’attendais à rencontrer. De fait, peu d’entre eux viennent de l’armée de l’air ; Della Mea a fait carrière dans la marine marchande ! Je n’ai pas besoin de me présenter, il me suffit de dire que mon père a fini avec le 102 et tout le monde comprends. « Ah, le 102 ! » La compassion contenue dans leur exclamation me ferait presque monter des larmes. Non, je me suis promis d’être à la hauteur de mes cheveux blancs. Le temps de l’émotion a suffisamment duré, l’heure est à la compréhension. Je sens à l’intonation des voix, aux regards, à l’écoute, une immense empathie, un élan de bienveillance. Ces types – entre eux, ils s’appellent « gus » parait-il – n’ont pourtant pas étudié la psychologie ni suivi l’enseignement du docteur Fourreau pour saisir aussi vite et s’y adapter, la mesure de l’abîme qui m’habite. Ou ils sont d’une intelligence supérieure à la moyenne, ou le docteur Fourreau est un imposteur. Ou les deux.

Ils veulent tous me dire ce qu’ils savent. Non pas du crash, mais du pilotage, des caprices de ce type d’appareil, des petits trucs à connaître pour voler tranquille… À les écouter, le noratlas 2501 n’est pas un cercueil volant, comme je le croyais jusque-là en égrenant la liste des crashs. L’appareil est sûr affirment-ils tous, unanimes. Alors pourquoi le 102, après d’autres, s’est-il cassé la gueule ? Il ne volait ni de nuit ni au-dessus d’un relief qu’il aurait pu percuter, comme le 26 de Piller ; l’équipage dont personne n’a jamais mis en doute la compétence, s’était reposé la nuit précédente à Alger…

 


Cockpit du noratlas 2501. Le mécanicien est assis entre les deux pilotes, sur un strapontin

 

Nous emportons nos gobelets de café dans le hangar proprement dit, où un groupe s’active déjà autour des moteurs. Je n’avais jamais vu un noratlas d’aussi près. Contrairement à l’image que je m’en faisais, l’appareil n’est pas impressionnant, d’une taille bien plus modeste que les avions modernes, mais je ne le vois plus non plus avec des yeux d’enfant. Il transporte au mieux cinq tonnes de fret ou quarante-cinq passagers. C’est malgré tout une amélioration substantielle comparé au C-47, plus connu sous le nom de Dakota, qu’il remplace.

Éric Domine, l’un des mécaniciens-naviguant du 105, m’entraine à l’intérieur de la carlingue. Nous gravissons les quatre marches de la petite échelle posée devant la porte arrière. Il y fait sombre et nous nous dirigeons vers le cockpit, un espace trop étroit pour imaginer l’équipage danser la gigue ou taper le carton. Le pilote, à gauche, le copilote, à droite, et le mécanicien, entre les deux, s’alignent à l’avant ; derrière, le navigateur et le radio leur tournent le dos.

Il n’y a quasiment pas d’électronique à bord ni guère d’insonorisation. En vol, les vibrations de la carlingue et les moteurs (deux puissants Bristol Hercules 759 de 14 cylindres chacun, développant plus de 2.000 cv au décollage) font un tel boucan que les membres de l’équipage communiquent entre eux par radio. Une sorte de hublot, que je n’avais jamais remarqué sur la maquette dont j’ai hérité, permet la nuit au navigateur de déterminer la position de l’appareil et sa route, à l’aide d’un compas… en s’aidant des étoiles !

L’avion se manœuvre quasiment à trois : le pilote maintien l’assiette et le cap avec l’aide du copilote ; le mécanicien, assis sur un strapontin entre eux deux, gère la vitesse des moteurs et l’arrivée du carburant ; la commande du dégivrage est à portée de sa main. Sa position lui vaut le surnom de « petit Jésus » et pour le coup, le pilote devient « l’âne », le copilote « le bœuf ». Dans le cockpit du 102, ce 15 janvier 1960, le petit Jésus venait de fêter ses 31 ans, il attendait un quatrième enfant ; Maman a toujours affirmé qu’il avait été affecté sur ce vol au dernier moment, en remplacement d’un gus porté pâle. L’âne s’appelait Henri Poinat, il avait 33 ans, était marié et père de quatre enfants ; le bœuf, Pierre Filippini, était âgé de 24 ans, comme le navigateur, Yves Terrioux ; le radio, Yves Monard, le plus jeune de l’équipage, n’avait que 22 ans. L’adjudant Louis Govet, s’était joint à eux à l’escale d’Alger où l’on ne semblait pas informé des changements de dernière minute. Maman avait raison sur ce point : à la lecture des déclarations d’opérations signées à Alger par le sergent Fermier et le commandant Campos, on comprend que le sergent Terrioux a embarqué à la place du sergent Adam, le sergent-chef Mangin à la place du sergent-chef Dumas.

 

Éric Domine m’explique le givrage, ce phénomène que rencontre tout aéronef, dès lors qu’il traverse une zone nuageuse à une température négative allant jusqu’à -12/-15°C. En général, le givrage reste léger et se combat sans trop de difficulté : les appareils modernes sont équipés d’un système électrothermique utilisable en vol ; dans les pays plus exposés au gel (Canada, Russie…) les compagnies pulvérisent sur les appareils, avant leur décollage, un liquide à base d’éthylène glycol ou de propylène glycol. Sur les noratlas, c'était encore très rudimentaire : cinq boudins placés à l’attaque des ailes – dont le mécanicien commandait le gonflage – permettaient de dégager le givre.

Le givrage dépose une pellicule blanche visible sur les ailes et la tourelle de la cabine. Les choses se compliquent lorsqu’il ne s’agit pas de givre, mais de verglas, par nature moins visible si ce n'est invisible, ce qui lui vaut l'appellation de givrage « clair ». Le verglas se forme dès lors que l’avion pénètre une zone nuageuse d’un froid modéré au sortir d’un front froid plus rigoureux ; les gouttelettes d’eau en surfusion, portées par les nuages, vont trouver sur la carlingue le terrain propice pour se transformer en verglas contre lequel les boudins de dégivrage des noratlas sont considérés « peu efficaces ». 

Un givrage clair peut provoquer la formation d’une couche de glace d’environ 2,5 cm d’épaisseur, en moins de dix minutes. Pour un avion de l’envergure du noratlas, cela représente 2,7 tonnes de glace, plus qu’il n’en faut pour l’amener au décrochage.



 À gauche : un givrage classique (blanc) – À droite : un givrage "clair" (verglas)

 

Dans ces cas-là, explique Domine, si l’on n’a pas pu contourner la zone critique, il faut dare-dare descendre pour retrouver une température positive. La température évolue de 6°C par palier de 1.000 mètres. Ainsi, s’il fait 5°C au sol, l’altitude critique (0°C à -15°C) se situe dans la tranche des 1.000 à 3.000 mètres. Un avion confronté à un givrage clair à une température de -10°C par exemple, devra descendre de 1.500 mètres pour retrouver une température de 0°C. Encore faut-il que le relief le permette.

Le risque ? La surcharge de glace augmente la vitesse de décrochage et risque de modifier le profil aérodynamique de l’appareil.

La baisse de régime se voit venir ! Ou plutôt se sent. S'entend. Oui, même si le givre travestit les données de vitesse envoyées par les tubes de Pitot (ce qui est arrivé au vol AF 447 du 1er juin 2009 assurant la liaison Rio-Paris), l’appareil, en perdant de la vitesse, va se mettre à vibrer, sonnant l’alerte. Et dans ces cas-là, on fait quoi ? Il faut sortir de la zone de givre : descendre.

Une panne de moteur ? Elle est toujours possible, mais n’empêche pas un avion de voler, il consommera seulement plus de carburant et donc réduira son autonomie. Panne des deux moteurs ? Ça n’est jamais arrivé. François Martin, pilote du 105, me le dit presque à regret, après m'y avoir préparé : « Le facteur humain intervient dans 70 % des accidents aériens. »

 

Je suis reparti de Salon-de-Provence avec l’ouvrage de Jean-Claude Noguellou sous le bras. Je ne l’ai pas lu, je l’ai dévoré. Le livre est très bien écrit, drôle. J'aurais même aimé qu'à certains moment Noguellou se lâche carrément. Il y confesse avoir embrassé la carrière militaire par défaut, il aurait préféré les lettres. Ma lecture terminée, je me permets de l’appeler. Il passe la soirée en famille, mais ne fait aucun effort pour m’accorder de précieuses minutes de son temps.

Comme avec les gars de Salon-de-Provence, je n’ai pas besoin de me présenter longuement : « je suis le fils d’un des équipiers du 102, le mécanicien » suffit, et j’entends dans le silence avec lequel il accueille ma confidence, qu’il me dira tout ce qu’il sait. Je lui avoue avoir été profondément touché par le passage dans lequel il évoque le choc provoqué sur la base d’Alger par le crash d’un noratlas, en janvier 1960. Il ne cherche pas à me contredire lorsque je dis qu’il a peut-être confondu deux crashs et que celui évoqué dans le livre est celui du 102. En revanche, il oppose une dénégation catégorique à l’hypothèse du sabotage pendant la nuit, défendue par Maman. Si un groupe avait pu s’infiltrer sur la base pourquoi se serait-il limité à attaquer un seul appareil, alors que la moitié de la flotte française en Algérie était stationnée là ? L’argument pèse son poids.

 

Lorsque j’arrive aux archives militaires du fort de Vincennes, ce 28 mars 2022, j’en sais déjà beaucoup. Un échange légèrement tendu a précédé ma venue, mais je voulais que chacun sache que – soixante-deux ans après les faits – le temps était venu pour ceux qui savaient de partager les informations. J’ai communiqué la liste exacte des documents que je souhaitais consulter : expertise de la carlingue, autopsie des corps, photos et éventuellement film de la scène du crash… Je ne m’attendais pas à être bien reçu, je ne l’ai pas été. Il m’a fallu de nouveau montrer patte blanche et remplir les papiers renseignés en ligne pour obtenir le badge qui me donnera accès à la salle de lecture.

Des universitaires et des chercheurs du dimanche planchent dans l’immense salle Louis XIV, sous la surveillance d’un garde. Il ne faudrait pas être pris à subtiliser la page d’un dossier. D’ailleurs, il faut laisser son sac à l’entrée et ouvrir son ordinateur à la sortie. Je me dirige les guibolles molles vers le guichet où l’on doit me remettre les documents réservés. Deux rombiers vérifient ma carte de lecture et prennent sur des étagères métalliques dans leur dos les dossiers préparés. À l’allure de celui qui m’est destiné, je sais tout de suite que, comme d’habitude, il ne contient aucune des informations que je viens chercher.

 


 Salle Louis XIV, Centre historique des armées (Fort de Vincennes, 28 mars 2022)


Par principe, je m’en saisis et pars le consulter. Il s’agit du Cahier d’ordres et de travail couvrant la période du 5 mars 1959 au 29 juin 1960. Une sorte de grand livre dans lequel sont consignées toutes les sorties des avions, la composition des équipages et leur destination ; éventuellement quelques remarques. Je ne l'avais encore jamais tenu en main. Je le compulse d’un œil distrait, jusqu’à la page ou s’affiche le vol du 14 janvier 1960 à destination de Reggan, comme s’écrivait à l’époque la bourgade qui abritait le Centre saharien d’expérimentations militaires (CSEM) dans lequel la France devait procéder, quelques jours plus tard, à son premier essai nucléaire en surface. Cette coïncidence a certainement alimenté la conviction de Maman qu’il s’agissait d’un attentat.

Je rapporte le grand livre au guichet au bout de cinq minutes.

— Et le reste ?

Le bidasse me dévisage sans comprendre.

— Quel reste ?

— Je ne suis pas venu pour ça, mais pour consulter le dossier 100E1723.

Le gars pianote sur le clavier de son ordinateur, appelle un collègue en renfort.

— Oui, ce dossier existe, mais il n’est pas là.

Je bloque l’accès au comptoir et un petit attroupement se forme.

— Il faudrait le trouver…

À l’évidence, ce n’est pas le scenario habituel. Une jeune-femme, très court vêtue, s’en mêle, s’enquière auprès du garde dominant l’assemblée. Une demi-heure plus tard elle m’informe que le dossier a été sorti, qu’il n’est pas disponible.

— Pas disponible ! Vous vous moquez de moi ? Vous m’avez donné rendez-vous, il y a deux mois pour venir le consulter aujourd’hui (je montre le courriel). Allez me chercher ce dossier, je n’en ai pas pour longtemps. Je vous le rends dès que j’ai terminé.

J’attends. Cela fait maintenant plus d’une heure. Un nouveau rombier à l’allure de chef entre en scène et après de brèves salutations me confirme les propos de ses collègues :

— Le dossier a été sorti. Il n’est pas disponible.

— Sorti par qui ? Qu’est-ce que je fais ?

— Il faut patienter.

— Patienter ! Mais cela fait trente-six ans que je patiente, Monsieur. Vous pensez que ce n’est pas suffisant.

Le micro-chef fait semblant de ne pas avoir entendu la question et en évitant de croiser mon regard, me répète :

— Il faut patienter.

— Ce n’est pas la question que je viens de vous poser, Monsieur. Pouvez-vous y répondre : trente-six ans, ce n’est pas suffisant à vos yeux ?

Il continue de faire le sourd.

— Patienter.

— Répondez à ma question : trente-six ans, ce n’est pas suffisant ? Qu’est-ce qu’il y a dans ce dossier que vous ne voulez pas que je sache ? Qu’est-ce qu’il cache ?

J’ai commencé à hausser légèrement le ton, histoire de satisfaire la curiosité des lecteurs alentour, qui dressent l’oreille depuis le début de notre échange pour ne pas en perdre une miette. Alors je sors mon joker :

— Apportez-moi le dossier ou allez chercher Ledanseur [directeur-adjoint du service historique].

Ce n’est plus une question. Je suis surpris par la fermeté avec laquelle je lui adresse ; il ne soupçonne probablement pas la violence que je m'inflige pour ne pas exploser.

— Ledanseur !!! Le général !

Je sens que j’ai touché un point sensible.

— Évidemment, allez me chercher le général Ledanseur.

— Je vais voir s’il est disponible.

— S’il ne l’est pas demandez à Madame Genet-Rouffiac [la conservatrice en chef des archives] de nous rejoindre.

J’ai fait mes recherches en amont et répété cent fois les noms des patrons, avant de venir, pour être sûr de les prononcer avec le plus grand naturel en cas de besoin.

Je lui emboite le pas pour être sûr de savoir où le retrouver s’il lui prenait l’envie de disparaître. Réfugié à son bureau et, à l’abri d’un plexiglas, il décroche son téléphone. Il marmonne trop bas pour que je distingue ses propos, mais j’imagine.

Allo, chef. C’est Rombier. Bon ça ne se passe pas comme prévu. Le type n’a pas l’air de vouloir partir… Je ne sais plus quoi faire.

— Montez.

 

  

Le cahier d'ordres et le dossier 100E1723 réclamé pendant 36 ans 

 

Rombier s’éclipse en me disant je reviens et, effectivement, quinze minutes plus tard, il est de retour, tenant sous le bras une mince chemise grise sur la couverture de laquelle se détache la référence 100E1723 / 15, imprimée sur une étiquette blanche, en bas à droite. Elle n’est pas bien épaisse, mais je sais d’instinct que je vais enfin y trouver les informations que je réclame depuis trente-six ans et attends depuis plus de soixante ans.

Et là, quelque chose s’effondre au fond de moi. Papa a vécu trente et un ans, j’ai consacré trente-six ans de la mienne à savoir pourquoi ! Qu’est-ce qui relève de la folie dans ce paradoxe : mon combat ou la résistance à laquelle je me suis heurté ? Cette exigence de savoir était devenue une de mes raisons de vivre et voilà qu’en allant enfin savoir, j’allais la perdre ! J'ai cru que j'allais me désintégrer sur place ! Comment pourrai-je désormais vivre ? Survivre même, tant ce choc est propice à l’apparition d’un nouveau cancer.

Les deux heures trente passées à réclamer ce dossier ne me laissaient plus le temps de le lire avant la fermeture de la salle de lecture, juste celui d’en photographier les pages. Par mesure de sécurité, j’avais emporté deux appareils avec moi et, installé à l’une des tables de lecture, je me mis à shooter frénétiquement, piochant des bribes de mots qui me confirmaient la valeur de ce que j’avais entre les mains.

Il me faudra du temps, beaucoup de temps, avant de me plonger dans ces images : neuf mois. Tout un symbole ! Nous sommes le 20 décembre 2022. Dans trois semaines, cela fera soixante-trois ans que Papa est parti pour ne plus jamais rentrer et je peux enfin reconstituer ses derniers instants. 

 

Jeudi 14 janvier 1960

Il doit être 5 h TU (Temps universel ; désormais, les heures seront en TU) lorsque le réveil les a tirés de leur sommeil, Maman et lui. Ils traîneraient bien encore un peu au lit ; dehors, il fait un froid polaire : le thermomètre affiche -12.4°C, un record qui ne sera battu qu'en 1985 seulement (-16.1°C). Lui se prépare en silence pendant qu’elle, assise dans la cuisine, écoute le café passer en sifflant dans la Bialetti huit tasses. Lui, le prend noir ; elle, noyé dans du lait. Dans la chambre, à l’autre bout de l’appartement, leurs trois enfants âgés de 5, 4 et 2 ans et demi, dorment profondément.

Le petit-déjeuner avalé, il l’étreint en prenant garde de ne pas écraser le ventre dans lequel s’agite un petit d’homme. Il lui susurre quelques mots tendres avant d’ouvrir la porte et de s’enfoncer dans la nuit glaciale. Ses derniers mots : « À après-demain. » Il est 5 h 45.

Elle le regarde s’éloigner par la fenêtre du séjour, au deuxième étage du petit bâtiment de la rue Joseph-Soulas où nous habitons depuis le retour du Maroc, dix-huit mois plus tôt. Un lampadaire projette une lumière blafarde sur le tourniquet et les balançoires, à la disposition des gamins de la résidence. La tête rentrée dans le col de son manteau, Papa se poste au carrefour où, jusque récemment, se dressait la prison. Un petit groupe est déjà là, que le bus ne tardera pas à ramasser. À l’horizon, pointent les premières lueurs de l’aube.

 

 

La cité Bel Air où nous habitions, le carrefour où s'arrêtait le bus,

l'ancienne prison (dans le coin gauche)

 

L’autocar met une petite demi-heure à travers la Beauce pour rallier sa destination : la base aérienne 123 d’Orléans-Bricy, distante d’une quinzaine de kilomètres.

Au foyer, la cafetière n’a pas le temps de refroidir. Sur la piste, un charriot élévateur présente son chargement au cul du 102. Il n’y a dans la mission 6107 / D rien qui vaille un attentat : un peu plus d’une tonne de pièces détachées et de la paperasse doivent débarquer à Alger ; le reste, trois tonnes cinq tout de même, à Reggane, il s’agit d’outillage et de cages à rats. Les bidasses arriment solidement les caisses pondéreuses à l’aide de chaines, les colis plus légers avec des cordes, en s’assurant du bon centrage de l'ensemble.

Les hommes prennent leur déjeuner au mess, comme à leur habitude. Ça continue de peler dehors : le thermomètre ne montera pas au-dessus de -4.3°C. Il est 15 h 15 lorsque le 102 FRAQU se présente en bout de piste pour le décollage ; à 15 h 20, il est dans les airs. S’il a décollé face à l’est, avec un peu de chance, au moment de virer plein sud, Papa a pu apercevoir la maison que lui et Maman ont mis en chantier, à Fleury-les-Aubrais. Dans quelques mois, après la naissance du quatrième lardon, à l’été au plus tard, nous devrions y emménager.

Après environ quatre heures, quatre heures et demi de vol, soit entre 19 h et 20 h, l’appareil fera une courte escale technique à Perpignan. Il reprend les airs dans la nuit pour se poser sur la base d’Alger-Maison-Blanche, à 21 h 48. L’avion se range sur le parking Languedoc – SAMAR et, vers 22 h, l’équipage se présente à Pierre Metais, sous-officier de permanence au service du fret, ce jour-là.

Les opérations de déchargement se déroulent entre 2 h et 3 h du matin, pendant que l’équipage se repose ; le centrage et l’arrimage entre 6 h et 6 h 30. Quatre hommes sont affectés à ces tâches sous la responsabilité du 2e classe Raymond Girault : les soldats Michel Chevrier, René Dehon, Gérard Beckhenbenner et Bernard Le Béaut. Tous affirment à l’adjudant Raoul Sylvestre et au gendarme Jean Mesnard venus les interroger, le 23 janvier 1960 en début d’après-midi, que les portes avant et arrière de l’appareil n’étaient pas fermées à clefs. Dehon évoque une infiltration d’eau de pluie « peu importante », au milieu du toit ; Beckhenbenner dira lui aux gendarmes « qu’il pleuvait dans l’appareil ».

Les sentinelles de faction cette nuit-là : Henri Reynaud et Claude Jacquemet, n'ont relevé aucune intrusion sur la base ; pas plus que leur chef, le sergent Paul Maestracci.

 


 La route suivie par le 102 FRAQU

 

Vendredi 15 janvier 1960

Le mécanicien arrive toujours le premier. Une dernière vérification de l'appareil et de son chargement relève de sa responsabilité. Papa a dû s'y coller vers 6 h. Le décollage, prévu à 7 h 30 va être retardé. « Le trafic est intense à ce moment-là sur l’aérodrome de Maison-Blanche et compte-tenu des mauvaises conditions météorologiques, tous les décollages sont espacés de quinze minutes. » Il a neigé sur la ville, la veille, rapporte L’Echo d’Alger. Alentour, on relevait 40 cm de poudreuse à Médéa et pas loin d’un mètre à Chréa, dans les montagnes au sud de la capitale, comme à Tikjda, au sud de la Kabylie !

Le 102 remplit ses réservoirs en prévision des mauvaises conditions météorologiques que le commandant de bord s'attend à rencontrer sur le parcours. « Un plein bien supérieur à celui nécessaire à une navigation ordinaire. » Il embarque 2.900 litres de carburant. Avec un total de 4.450 litres, il est paré pour sept heures quarante-cinq de vol. Son poids total est estimé à 21,19 tonnes, équipage, fret et passager compris.

La station météo de Maison-Blanche transmet son bulletin : des perturbations sont à prévoir sur le nord de l’Afrique du Nord mettant « en présence au moins deux masses d’air de température très différentes (entre 400 et 800 mètres dans la masse froide, située à l’ouest, et vers 1.800 mètres dans la masse chaude, située au centre). » Des vents de sable et une mauvaise visibilité « règnent sur la plupart des terrains du Sahara central ».

Ces mauvaises conditions sont confirmées sur le terrain. Le capitaine Duchange décolle de Blida, à 7 h 21, à destination de Reggane. Il navigue aux instruments. À 8 h 20, après avoir passé Laghouat, il envoie le message suivant : « Givrage léger jusqu’à Laghouat. VMC au niveau 80, 8/8 d’altostratus et altocumulus au niveau 85, 3 à 4 / 8 de factostratus en dessous. La visibilité est sensiblement égale à 50 kms dans les secteurs Nord, Est et Sud. Le côté Ouest de l’horizon est bouché par une masse sombre. »

À 7 h 39, le sous-lieutenant Yves Zini décolle de la même base, à destination d’El Goléa, sur un C.47, le fameux Dakota. Lui aussi navigue aux instruments. « Le plafond est bas, les conditions mauvaises, l’isotherme zéro est à 1.000 mètres. » Ça ne va pas s’arranger. À hauteur de Laghouat, il transmet les informations suivantes : « Givrage léger, turbulences modérées, température extérieure : -17°C. » La vitesse badin descend et, pour se maintenir à l’altitude 100, Zini passe en régime de montée. À 9 h 23, le givrage devient plus sévère et il demande l’autorisation de descendre à l’altitude 80 ; la température extérieure passe à -4°C. Deux minutes plus tard, le poste d’El Goléa l’informe qu’une violente tempête de sable a réduit la visibilité sur le terrain à un kilomètre.

Sa manœuvre pour échapper au verglas reste encore insuffisante et Zini décide d’autorité de descendre à l’altitude 60 où il arrive en VMC, c’est-à-dire la « vitesse minimum de contrôle »… avant le décrochage. Il lui est arrivé exactement ce que la théorie prévoyait dans ces cas-là : en pénétrant dans une zone moyennement froide (-4°C), après avoir traversé une zone très froide (-17°C), le Dakota a offert une surface propice à la formation sur sa carlingue d’un verglas dense. À 9 h 35, écrit-il dans son rapport « un Nord arrivant à la verticale d’El Goléa nous confirmait les mauvaises conditions météorologiques sur ce terrain : vent de sable, visibilité 700 mètres. »

À 9 h 38, Zini décide d'abandonner son plan de vol initial et de se « dérouter sur Ghardaïa, les conditions météorologiques étant plus convenables sur ce terrain ».

Pendant ce temps-là, le 102 a décollé. Il prend son envol à 8 h 22. Quelques minutes plus tard, il atteint le niveau 100 (environ 3.000 mètres). Porté par des vents favorables, il file à une vitesse au sol estimée à 190 km / h, bien supérieure aux 150 km / h du plan de vol. Il entre par radio en communication avec un Bréguet (FRAPH) effectuant le trajet Reggane-Alger pour s’enquérir des conditions météos sur le trajet El Goléa-Reggane. À 9 h 14, il signale sa position au-dessus de Djelfa. À 9 h 26, il contacte Alger Sud sur la fréquence 126.7 ; il doit se trouver du côté de Laghouat, passant du front très froid à une température de -7°C. Comme le Dakota, il offre sa carlingue au verglas qui ne tarde pas à s’accumuler et contre lequel, les boudins de dégivrage « sont peu efficaces ». À 9 h 50, il se signale à Alger par le travers de Ghardaïa sans faire état d’une quelconque difficulté.

Quelques secondes plus tard, Yves Zini émerge de la couche nuageuse. « À 9 h 52, nous nous trouvions à deux kilomètres de la balise GN (Ghardaïa) au niveau de vol 50, au cap magnétique 040, lorsque je vis surgir des nuages, à environ un kilomètre sur notre plein travers gauche, un avion en vrille (vrille à gauche me semble-t-il). Je reconnus un bimoteur bidérive sans pouvoir en préciser le type. L’avion s’écrasa au sol au sud-ouest de Ghardaïa, explosa, brûla (position de l’épave 03°35' E, 32°27' N). » 

 


 Le lieu du crash, près de l'oued Ntissa (trait bleu)
Point GPS 32°27' N – 03°35' E

 

 Le 102 s’est couvert de verglas et, avant que l’équipage ne réalise que la vitesse chutait, avant que la carlingue ne vibre, l’avion a brutalement décroché sur l’aile gauche, puis piqué vers le sol, comme une pierre. Le mètre quatre-vingt-six et les quatre-vingt-dix kilos (130 ressentis) de Papa, qui n’était pas attaché, ont basculé sur le pilote et le copilote. Peut-être les a-t-il assommés dans sa chute, rendant toute intervention de leur part impossible. L’avion est ensuite parti en vrille, une figure face à laquelle les pilotes étaient démunis ; « L’armée de l’air n’a aucune expérience de vrille sur noratlas 2501 » peut-on lire dans le rapport du 25 octobre 1960. La chute a déstabilisé le chargement, accentuant la perte de contrôle de l’appareil. Il est fort probable aussi que l’amas de glace soit à l’origine d’une « déformation du profil aérodynamique » de l’appareil.

À 9 h 53, le 102 percute le sol dans le 240 de Ghardaïa, à une dizaine de kilomètres de la ville, explose sous le choc et s’embrase. La fournaise fait fondre l’épave, rendant impossible la récupération des instruments et des boitiers Hobson qui auraient pu aider à expliquer ce drame.

« Je prévenais immédiatement la tour de contrôle de Ghardaïa, écrit le sous-lieutenant Zini, dans son rapport au commandant Lapointe, le 17 janvier, tandis que le radio de bord envoyait un message au CCR d’Alger. Nous sommes restés au-dessus du lieu de l’accident pendant une heure quinze, à l’altitude de 500 mètres. Nous avons cru reconnaître les débris d’un Nord 2501. À 10 h 45, nous avons aperçu les véhicules de secours. Nous les avons dirigés vers l’épave. À 10 h 53 un Marcel Dassault 315 est arrivé sur les lieux. Après lui avoir donné la position de l’épave et la position des véhicules de secours, nous nous sommes posés à Ghardaïa, à 11 h 15. »

 

Au sol, l’épave est retrouvée à proximité de l’oued Ntissa, « au fond d’un entonnoir de 40 mètres de large, bordé de trois côtés par des collines de 70 mètres de hauteur ». L’avion a percuté le sol quasiment à la verticale. « 95 % de l’appareil sont retrouvés dans un rayon de 20 mètres. La cabine d’équipage et le cargo sont confondus. Les corps mutilés ont été retrouvés à proximité de l’impact. » Tous les documents et instruments de bord ont été détruits, rendant impossible la reconstitution des trois dernières minutes du vol. À 15 h 30 l’avion est identifié comme étant le 102 FRAQU. Les familles sont prévenues le lendemain en fin de matinée, à l’heure où la commission d’enquête arrive sur les lieux. Personne, jamais, ne saura pourquoi le 102 n’est pas descendu avant d’être projeté au sol. Sur le Cahier d’ordres, dans la colonne « Travail effectué », à côté de leurs noms, deux mots : « Équipage tué. »

Les témoins de cette catastrophe sont depuis morts, les uns après les autres, rendant impossible toute contre-enquête. Est-ce pour cela que j'ai dû attendre si longtemps ? Les protagonistes étaient âgés de 20 à 35 ans ; ils avaient également un nom : Henry Poinat, commandant de bord (33 ans) ; Michel Mangin, mécanicien de bord (31 ans) ; Pierre Filippini, second pilote (24 ans) ; Yves Terrioux, navigateur (24 ans) ; Yves Monard, radio de bord (22 ans) ; l’adjudant Alexandre Gouert les avait rejoint à l'escale d'Alger. Leurs fantômes errèrent entre les dunes du Sahara et mugissent avec le vent.


Point 32°27' N – 03°35' E
une quinzaine de kilomètres au
sud-ouest de Ghardaïa – Algérie, 15 janvier 1960
Il ne restait plus rien de l'appareil et de ses passagers,
après que l'incendie se soit éteint
(Pour se faire une idée de l'échelle, identifiez les hommes près du repère 8)

 

* Propos tenus par Paul Verlaine en apprenant la mort d'Arthur Rimbaud

 

 

Commentaires

  1. Ton récit m'a beaucoup touché.
    Tu n'as pas baissé les bras et tu as été jusqu'au bout.
    Cette quête qui a duré des années et actuellement ce voyage que tu entreprends au plus près du lieu du crash.
    Je trouve que tu rends un bel hommage à ton père.
    Régine

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