Pierre Berville : la pompe à fric

Le bouquin démarre plutôt bien*. C'est l'histoire d'un mec (Pierre Berville) plutôt sympathique (on ne dit plus décontracté du gland). L'action se situe dans les années 70s. Un vent de liberté souffle sur le pays depuis que, dans la foulée de la révolte estudiantine de mai 1968, les Français eurent fait voler en éclat le carcan patriarcal incarné par le général. On croise beaucoup de monde. En fait, on ne croise pas tant de monde que ça tant le monde de la pub a érigé l'entre-soi en vertu cardinale ! Berville nous décrit l'univers de la pub comme une bande de copains… Il en oublie que le lecteur n'en fait pas partie et sa plume ne cherche pas à l'associer à l'histoire. Ça devient vite lassant. 

Confiné dans un rôle de spectateur, le lecteur observe ce petit monde qui n'a d'yeux que pour le fric. Pourquoi se prendre la tête nous dit en substance Berville lorsque je peux me remplir les poches en me pointant à l'agence à 11 h un bon pétard dans le nez, pour un déjeuner qui me tiendra jusqu'à 15 h, l'heure d'une ligne de coke avec un poto ? Tant qu'il y aura des cons pour aligner des thunes pour nous le permettre ! Alors, il butine d'une agence à l'autre, pond des punchlines à gogo et, sûr de son talent, se croit autorisé à coller une main aux fesses de la jolie assistante.

Berville passera à la postérité, fin 1981, avec un teaser de légende conçu dans l'entre-soi le plus total : il s'agit pour une agence de pub de faire la pub d'un diffuseur de pub ! Ils se sont tous fait "un max de fric" sur ce coup-là, pour reprendre une expression chère à mon ami Jean-Yves Treiber, lui aussi publicitaire. Paradoxalement, Myriam, la jeune-femme de l'affiche n'a jamais partagé cet appât du gain, mais préféré cultiver son jardin spirituel !

Au fil des pages, Berville, pensant avoir acquis les lecteurs à sa cause, ne parle plus que de fric, jusqu'à se satisfaire des petits arrangements (entre amis on ne parle pas d'arnaque) que constitue le système de Coms et de SurComs, lorsqu'il n'est pas question de "contrats" modifiés dans le dos du client ! À un moment, on se dit qu'Alfred Sirven, le "Monsieur Elf" qui défraya la chronique en marge de l'affaire des frégates de Taïwan, était un petit joueur avec ses RétroComs !

Berville se fiche tellement de son lecteur / consommateur, qu'il finit par tourner en boucle et faire des copier-coller de paragraphes entiers (pages 246 et 250)… Ce jour-là, la coke était encore meilleure ! Ayant définitivement rompu avec la création – car il se dit et se veut "créatif" – Berville se gausse de tous ces gueux désargentés venus quémander ses services. Et de prendre l'exemple du magazine Actuel, dirigé par Jean-François Bizot qui finira par le "gonfler" (sic, page 278). 

C'est à ce moment que le livre m'est tombé des mains, enfin un peu plus loin (page 286), lorsque l'on comprend que Berville n'a finalement plus grand chose à dire et sombre dans la caricature, parlant des "caprices de suzerain" de Bizot, ou encore de ses "manières de seigneurie". On peut comprendre ces sarcasmes : Bizot se situe à l'opposé de Berville. Bizot ne manque pas de "fric", mais il ne cherche pas à grossir sa fortune, au contraire : il l'emploie dans des projets culturels qui ne rapportent rien ou si peu.

Jean-François Bizot, dans son bureau (© Nova Press)

Il se trouve que ma route a croisé celle de Jean-François Bizot, à Amiens, en juin 1984. Le patron d'Actuel accompagnait Toshiko Akiyoshi, une icône de la scène japonaise de jazz, mondialement reconnue. À la fin du concert, donné à la Maison de la culture, l'ami Aurélien Fred (Frédéric Balédent de son vrai nom), embarqua tout ce beau monde chez lui, rue Werbrouck, où il présentait dans son jardin les œuvres de plusieurs créateurs locaux. Il était 23 h bien sonné lorsque nous y arrivâmes ! 

Le "suzerain", déjà passablement éméché et probablement bien défoncé, aurait pu s'offrir un caprice et profiter de son statut de demi-dieu pour coller sa main aux fesses de la taulière, Anne-Marie, aussi craquante en 2025 qu'en 1984, comme Berville ne se privait pas de le faire. Il n'en fit rien, au contraire, il s'attarda au jardin et prêta attention un bon moment aux œuvres qui y étaient exposées, avant de rentrer dans le salon où s'alignaient les bouteilles. Dans la cuisine, Anne-Marie préparait une plâtrée de nouilles que tout le monde partagea avec plaisir.

Jean-François Bizot n'eut jamais de comportement déplacé ou condescendant à l'égard de ses hôtes, que Berville aurait surement considéré comme des bouseux – des "mingeux d'pulp" comme on les appelle dans la cité de ch'Lafleur. Là aussi, les deux hommes se distinguent singulièrement l'un de l'autre. Le mois suivant, Bizot signait un long papier dans Actuel pour rendre compte de sa virée picarde, sans omettre de parler des tableaux (et de leurs auteurs) qu'il avait contemplés et manifestement appréciés à la lueur de la lune. 

J'enlève le haut est une belle métaphore de la décadence de la société. Quelques années plus tard, Bizot réussit à rebondir, en créant Radio Nova, ce que Berville n'a pas su faire, lui qui reconnaît être devenu un vieux con. Je dirais même plus : un vieux con. 

___________________________ 

* J'enlève le haut, Les dessous de la Pub à l'âge d'or, de Pierre Berville (420 pages ; Aquilon, 2018)

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Votre calendrier 2025 sous le signe du Mekong

Le guide du roublard : le livre qui tient la route

1974-2024. L'Amour au temps des œillets rouges