Nouvelles vagabondes ou l'illusion des rencontres, de Julien Leblay

Disons-le tout de go : c'est long… mais c'est frais, vivifiant, en un mot : c'est bon et ça ne manque pas d'humour, avec toutes ses imperfections. 

Il y a une quinzaine d'années, Julien Leblay s'est lancé un défi : rallier les volcans d'Auvergne à la Nouvelle-Zélande, en vélo. Pour ajouter une difficulté, il s'impose un délai : arriver à destination pour assister à la coupe du monde de Rugby. Et comme si cela ne suffisait pas : il ne part pas seul, mais avec Marion, sa cadette de cinq ans, rencontrée quelques années plus tôt, et dont il est follement amoureux, on s'en doute. Le tableau serait encore incomplet si l'on oubliait de préciser que Leblay s'est offert un pneumothorax à la sortie de l'adolescence et, sans une intervention médicale extrêmement gourmande en sang, il ne serait ni sur les pédales ni ne s'endormirait dans les bras de Marion. Alors, bien sûr, derrière ce voyage, il y a un projet humanitaire : promouvoir le don du sang.

Pas facile. Pas facile de concilier tout ça. Car non seulement les deux tourtereaux pédalent… mais ils photographient, filment et prennent quelques notes. Alors mieux vaut ne pas trop les faire chier ! C'est d'ailleurs par le biais du film que j'ai découvert leur trip. Une version courte (52') est disponible en ligne.


22.000 bornes à la force du mollet… On ne peut être qu'admiratif ! Ça ne se fait pas en un mois. Ni même en six. Il faut donc accepter une rupture. S'éloigner d'un quotidien que l'on devine plutôt confortable matériellement et affectivement. Oublier le Saint-Nectaire, le sauciflard et le canon de rouge sur lesquels ils ne crachent pas. Mais Leblay a la niaque. La niaque des "survivants". Comme tous ceux ayant frôlé la grande faucheuse, il est convaincu que rien ne peut l'arrêter. Il y a une sorte d'aveuglement chez lui. Leblay est très heureux – peut-être même un peu fier aussi – de partir à la découverte d'autres peuples, d'autres cultures… sans se demander si ces autres peuples, ces autres cultures, partagent son désir ? C'est la première question que pose en filigrane son récit, et la réponse n'est pas sans conséquences. 

Dès la Suisse – ils n'ont encore parcouru que quelques centaines de kilomètres – les Leblay se rendent compte que non seulement personne ne les attend, mais ils ne sont pas nécessairement les bienvenus. S'ils ne passent pas inaperçu, ils laissent les Suisses indifférents. Ils vont avoir le temps de s'habituer à cette dure réalité du voyage : les demandeurs de rencontres désintéressées ne sont pas plus nombreux d'un côté que de l'autre ; de ceux qui partent et de ceux qui les voient passer. Et plus l'industrie touristique a fait son nid, plus cela se vérifie. Pourtant ils continuent d'appuyer sur les pédales, d'avaler les kilomètres et les dénivelés. À partir de l'Italie, la rencontre avec les autochtones s'opère enfin ! Les Balkans les rassurent. La Turquie sera leur dernier havre de tranquillité relative. À partir de l'Iran, l'ambiance change radicalement.

Il y a dans cette aventure un peu des Saisons de Maurice Pons et du Pollens de Mahi Binebine ; deux ouvrages que l'on peut très honnêtement considérer comme des chefs-d'œuvre. À l'instar de Siméon, le personnage de Pons, de Pierre et de Sonia, ceux de Binebine, Julien et Marion n'envisagent à aucun moment le demi-tour. La vie n'a qu'un sens. la marche arrière n'existe pas. Comme dans Les Saisons et Pollens, Julien et Marion vivent une véritable "initiation", car s'en est une. Chaque épreuve surmontée est une pierre de plus à leur édifice. 

L'Inde ! Elle n'a pas changé et elle ne changera pas. Jamais. Michaux avait eu des mots très durs à l'égard de ce pays ; si durs qu'il avait dû revoir sa copie et s'excuser auprès des lecteurs de Un Barbare en Asie. L'Inde est peut-être – sûrement – le meilleur endroit où détruire tout le charme du voyage. C'est ici que s'effondre le discours de l'industrie touristique relayé par les youtubeurs et les "influenceurs" auto-proclamés, comme par les deux-trois pisses-copies officiels de la "littérature de voyage" dont les auteurs prennent – involontairement peut-être et en s'excusant presque – le contre-pied.

Pour paraphraser Beckett, on pourrait même écrire : "On ne va pas en Inde pour le plaisir. On est cons, mais pas à ce point." Une image dans le film trahit l'exaspération des Leblay. On se demande ce qui retient Julien. Il a pourtant bien une chaine de vélo de rechange à portée de main ! Il pourrait la faire tournoyer autour de sa tête pour avoir de l'air ! La scène a été coupée au montage ? Dans le livre en revanche, ils confessent leur agacement et leur envie d'en finir au plus vite.

L'Iran n'était pas leur tasse de thé, l'Inde non plus. Le Laos non plus. L'Indonésie non plus… N'en parlons plus. En fait, et ils le disent, ils aimeraient être seuls, mais pour ça… l'Asie est bien le dernier endroit sur la Terre où aller. L'ennui qu'ils éprouvent dissimule une certaine incapacité à se laisser porter par le voyage. Mais pouvaient-ils se laisser totalement porter, avec un but ? Une mission ?

À Bali, nos cyclo-voyageurs réalisent enfin qu'ils ne sont rien d'autres que des vaches à lait tout juste bonne à traire par une industrie du tourisme qui ne voit dans chaque voyageur que des profits à engranger. Le voyage est organisé ou n'est pas. Sortir "des sentiers battus" relève depuis toujours de l'illusion. Le voyageur est celui qui accepte la place de l'étranger, c'est-à-dire celle de l'exclu. Le pays d'accueil ne le tolère que tant qu'il dépense ses devises.


Après plus d'un an, ils arrivent à destination. Riches de tous ces kilomètres parcourus, de "rencontres" qui, bien que souvent décevantes, n'en constituent pas moins des "rencontres" et de leçons qui n'en finissent pas de mettre leur cervelle en ébullition. Forts de leurs rêves brisés, ils se jettent dans la coupe du monde de rugby, pensant y retrouver un monde connu. Et là… patatras ! Ils se rendre compte que le monde des supporters est un monde de bourrins nationalistes, racistes… Avoir fait 22.000 kilomètres, sué sang et eau pour ça ! Ils sont vraiment d'une naïveté déconcertante ! 

Les Leblay ne sont pas mécontents de rentrer à la casa… Quarante heures d'avion plus tard, ils se retrouvent au milieu de leurs volcans d'Auvergne, devant un bon Saint-Nectaire, un sauciflard comme ils les aiment et un coup de rouge à vous faire oublier les puces de la vallée d'Howraman et toute la connerie du monde.

Ils prirent le temps de se remettre au travail, planifièrent de nouvelles aventures, fermèrent les volets… et eurent beaucoup d'enfants. 

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Nouvelles Vagabondes, de Julien Leblay. 350 pages (20 €) – ISBN 978-2-9543175-0-2
Le site de l'auteur : http://j.leblay.free.fr/

Les ouvrages cités :
Les Saisons, de Maurice Pons (Éditions Christian Bourgois)
Pollens, de Mahi Binebine (Éditions Fayard)
Un Barbare en Asie, de Henri Michaux (Éditions Gallimard)

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