La "justice" des puissants. Deuxième partie
Jusqu'à la fin des années 2010, existait à Maubert-Mutualité, derrière le commissariat du Ve arrondissement de Paris, un restaurant vietnamien dans lequel flottait l'âme d'une jeunesse qui, après la chute de Dien Bien Phu était venue étudier dans la capitale de l'ancienne puissance coloniale. Rien à voir avec le Foyer Vietnam (80, rue Monge), il s'agissait du Minh Duc, à l'angle de la rue Basse-des-Carmes et de la rue de la Montagne-Sainte-Geneviève. Bien que j'y vinsse très régulièrement, le Minh Duc avait la particularité d'être désert, le soir. On avait même l'impression de déranger le taulier. Je ne lui ai jamais demandé son prénom, mais il avait une tête à s'appeler Gérard. Il ne mettait même pas de cette musique soporifique, typique des restaurants asiatiques. De ce fait, l'endroit était très reposant. Gérard m'aimait bien, je ne sais pas pourquoi. Il prenait toujours le temps de tailler une petite bavette ; s'enquérait de la vente de mes bouquins, ne m'en achetait pas seulement par solidarité. J'imagine que les voyages lui manquaient…
Je n'ai jamais vu au Minh Duc qu'un seul client. Il venait toujours seul, s'asseyait toujours à la même table, comme moi, et commençait toujours son repas par des nêms (rouleaux de printemps), comme moi. À propos des nêms, il n'y a qu'une chose à dire : celui qui n'a pas mangé les nêms de Tuyet Mai, la très discrète cuisinière et néanmoins patronne du Minh Duc, ne sait pas ce qu'est un nêm ; il n'en a même jamais mangé. Le rouge en revanche ne valait pas grand chose, mais on avalait le premier pichet avec bonne volonté et, à partir du deuxième, il devenait buvable. K. – je l'appellerai K., comme Kohlhas, comme Kleist, comme Kafka ? – avait une descente comparable à la mienne.
À son allure, il ne fallait pas être sorcier pour deviner d'où K.
arrivait, son sac de sport sur l'épaule : le Shobudo de la famille Plée, un peu plus haut dans la rue. Il a fallu du temps, des mois, avant que nos tables se rapprochent. Ça s'est fait en octobre 2012, je m'en souviens parfaitement pour une raison très simple : je m'envolais le lendemain pour Tashkent, en Ouzbékistan, où j'exposais à la Biennale internationale de la photographie. Ce soir-là, K. avait besoin de parler. Il s'inquiétait pour sa vieille mère (88 ans), établie seule depuis une trentaine d'années dans un village de Charente-Maritime. Leur dialogue avait toujours été difficile, mais leur attachement réel et sincère. Quelque chose clochait, mais il ne savait pas quoi, et il s'apprêtait à lui rendre visite.
Nous nous sommes revus deux semaines plus tard, je rentrais d'un voyage merveilleux. Au deuxième pichet, il se lâcha :
— J'ai trouvé plus de quarante cartons de pinards dans une des chambres. T'imagines ? Quarante fois six… ça fait 240 bouteilles !
— Du bon au moins ?
Mon trait d'humour ne l'a pas même fait sourire.
— J'en ai ouvert quelques-unes : rien que de la piquette. Du vinaigre, facturé 50 € le flacon… en moyenne. Ça monte pour certains à 60 € et même 100 € ! Au total, on frise les 10.000 balles.
Il n'avait en fait pas encore fait le compte ! Gérard a tout de suite compris. Nous apprîmes ce soir-là qu'il était retraité du service des fraudes, devenu la DDPP – Direction départementale de la protection des populations. K. ne voyait encore que la partie visible de l'iceberg. Après avoir placé sa mère sous protection et mis le nez dans ses affaires, le pillage se montait à pas loin de 50.000 €. Et le CCAS du bled lui avait dit : « Le pillage des vieux, en Charente-Maritime, est une véritable plaie… C'est un département apprécié par le troisième âge pour y couler leur retraite. » K. avait la torche de Kohlhas à la main quand Gérard pris la parole :
— Ça ne sert à rien de saisir le procureur, il classera. Monte un dossier et envoie-le à la DDPP ; eux feront leur propre enquête et s'ils transmettent au procureur… le procureur poursuivra.
S'il vaut mieux s'adresser directement au bon dieu qu'à ses saints, pour atteindre le roi, prière de passer par l'un de ses courtisans. K. a disparu quelques jours et lorsque nous le revîmes, il déposa ses dossiers sur la table. L'ancêtre avait gardé de sa carrière dans l'administration le réflexe de tout conserver, aussi il ne fut pas difficile à K. de mettre la main sur une liasse impressionnante de factures.
Il n'y avait pas que du pinard !
• La société ABO (gérants Nicolas Poulain et Sébastien Lecoq) s'était fait fort d'injecter de l'isolant dans les combles du pavillon pour la bagatelle de 8.558,35 €. Pour K. au regard des produits utilisés et de la surface de la maison, la facture n'aurait jamais dû dépasser 2.000 €, allez… 3.000 € en margeant large ! La surfacturation avait d'ailleurs alerté un contrôleur parasitaire : Jean-Christophe Irujo, venu inspecter la charpente et à qui la grand-mère présenta les factures. À la demande de Maître Michèle Delesse, l'avocat commis par K., et après des échanges musclés, ABO acceptera de rembourser une toute petite partie du « trop-perçu ».
• Service Habitat, marque de la société MVJP, est venu installer une VMC double flux – dans cette maison dépourvue de double-vitrage (ce qui est donc une hérésie) – pour la coquette somme de 4.644,87 €. Sommé de s'expliquer, Jean-Mickaël Vitrac a eu l'honnêteté de répondre : « Il est bien évident qu'avec l'âge de Madame K. et sans l'accord des membres de sa famille, nous allons la rembourser. » Ce qui fut fait.
De la poudre de perlimpinpin… en veux-tu en voilà ! Les vieux c'est bien connu, cherchent la crème de jouvence.
• La société Équilibre & Santé (gérant Daniel Lafond) réalise un bon 4 millions d'euros de chiffre d'affaires sur ce marché. Monsieur Lafond a ramifié son entreprise : Ambre d'Automne, Exelphyt, Electro Santé… K. a retrouvé pour 9.994 € de factures en faveur de ces quatre marques, pour la période 2010-2013.
• Sanad'Or (dirigé par S. Polmard), sur la même période en a placé pour 1.192,20 €
• Natural (dirigé par Karine Janicot), pour 1.045 €
Le vin ! Je vous épargne le détail, juste les sociétés plus ou moins fictives : Châteaux Aquitains (Monsieur Mohamed El Maya), à Bordeaux [33] ; Château d'Auber (Monsieur Omar Benfeddoul), à Aubervilliers [93] ; Vignobles de Provence (Monsieur Omar Benfeddoul), à Aubervilliers [93] ; Kaddess (Monsieur Richard Adedire Kpadjouda), à Aubervilliers [93] ; Massiera (Monsieur René Vivien Massiera), à Puteaux [92] ; Domaine du Midi (Monsieur Juba Bahamid), à Bagnolet [93] ; Vin Gourmand (Madame Nadia Bkhibkhi), à Arras [62] ; Tradition Vin (Monsieur Cédric Casier), à Tourcoing [59] ; Cave & Tradition (Monsieur Younès Skalli), à Malzeville [54]. Il y en a pour 15.392,02 € répartis sur un peu plus de 300 bouteilles – soit 50 € la bouteille en moyenne.
K. avait rapporté des échantillons et j'en avais embarqué un carton pour juger. Ma Nanane prit un plaisir pervers à s'amuser avec : elle en carafait une bouteille qu'elle servait à ses invités, le humait très professionnellement, en faisait rouler une gorgée en bouche et s'exclamait : « Ah, j'adore sa note de myrtille en finale ! » Et les blaireaux d’acquiescer.
Le visage de Gérard s'affaissait au fur et à mesure que K. alignait les chiffres. S'il ne l'avait pas déjà franchi, Gérard approchait la barre symbolique des 70 ans et visualisait ce qui le guettait.
— J'ai un fournisseur plutôt sympa, dans le Bordelais. Je vais lui en parler.
Il ne nous l'avait pas dit, le Gérard et, pour se faire pardonner, s'en alla derechef chercher un flacon. Ah c'était autre chose que son picrate servi en carafe !
Est-ce le réseau de Gérard ou le hasard… le seul dossier qui atterrit sur le bureau d'un juge fut celui de Châteaux Aquitains, à Bordeaux. Mohamed El Maya, qui déclara au cours de l'enquête réaliser un million d'euros de chiffre d'affaires, sera condamné le 2 octobre 2014, à une amende de… 23.000 € et au remboursement des deux familles qui s'étaient constituées partie civile (environ 6.000 €). La décision fut confirmée en Appel, le 1er septembre 2015.
Ma vie m'éloigna un temps de Paris et je ne revis K. que des années plus tard, fidèle au Shobudo et au Minh Duc. Toutes les affaires s'étaient éteintes discrètement sans que des poursuites aient été engagées ! Le tribunal de Bordeaux se fit violence en poursuivant quelques marchands de poudres de perlimpinpin. Procédures de pure forme, aucune sanction ne fut prononcée.
K. n'avait quant à lui pas fini de découvrir la « Justice ». Sa mère s'était éteinte paisiblement, lui laissant un petit pécule, insuffisant cependant pour investir dans l'immobilier. Il chercha un placement pour ses deux enfants et fut séduit par une offre de la Barclays Bank. Tout lui paraissait propre : les interlocuteurs, le site de la banque, l'offre elle-même… va pour deux fois 7.500 € qu'il plaça comme il lui était demandé, sur un compte épargne ouvert à son nom et dont il venait de recevoir les identifiants.
Tout était bidon : sauf ses 15.000 boules et la banque sur laquelle il avait dirigé ses fonds : la Banco de Bilbao (BBVA) dont les académiciens anonymes nous annoncent qu'elle est « une des plus grandes institutions financières du monde » Comment : la plus grande institution financière serait en fait la lessiveuse de la mafia internationale ? D'un autre côté, ce ne serait pas surprenant : souvenons-nous des banques françaises pendant la Seconde Guerre mondiale et du zèle avec lequel elles « déjudaïsèrent » l'économie comme leur demandaient les nazis, en spoliant les juifs de leurs biens. À la libération, le CNR avait dû se rendre à l'évidence : les banques les tenaient par les roustons, eux aussi, et ils ne pouvaient pas les livrer à la vindicte populaire. Il était inconcevable pourtant de les ranger parmi les résistants, alors le Commission nationale interprofessionnelle de l'épuration (CNIE) trouva la formule : pendant la guerre, les banques eurent « une attitude professionnelle ». On se contenta de décapiter Paribas (qui fait aujourd'hui la fierté de BNP), la Société Générale, le Crédit Lyonnais (devenu LCL) ou encore la Banque Worms, pour n'en citer que quelques-uns [1].
Onur Genç, directeur général de Banco de Bilbao (BBVA)
© Pablo Blazquez Dominguez / Getty Images
K. eut beau dénoncer son ordre dans l'heure qui suivit le virement, sa banque ne voulut rien entendre. Le « devoir de vigilance » est aux banques ce que le « devoir de conseil » est aux notaires : trois mots sans signification particulière sur un morceau de papier. K ne connaissait pas ce principe de base de l'économie : « Plus on dispose d'argent, moins on en donne. » Je l'avais appris avec Nanane. Alors imagine avec une banque qui dégage 4,7 milliards d'euros de profits ! Elle n'a pas de temps à perdre sur des questions éthiques. Tout le monde n'a pas l'esprit mutualiste ! Je n'aurais pas voulu être le sac de sable lorsque K. réalisa que c'était mort.
Mais il lui en fallait plus pour renoncer. Voyant que sa plainte auprès de la police ne passait pas, K. s'adressa directement au procureur de Paris. Dans son courrier du 21 novembre 2022 à Laure Beccuau, il n'oublie aucun détail : des numéros de téléphones utilisés aux noms usurpés qui étaient ceux d'authentiques salariés de la Barclays, en passant par le numéro du compte sur lequel ses fonds ont atterri et derrière lequel devient bien se trouver un « récipiendaire » dont la Banco de Bilbao connaissait l'identité ! Sans nouvelle, six mois plus tard, il appelait le greffe pour s'entendre dire qu'à défaut de pouvoir identifier le destinataire du virement… la plainte avait été classée sans suite ! Circulez, y'a rien à voir !
Le destinataire était pourtant clairement identifié sous le numéro ES19 0182 1651 3102 0161 3110. Ah, si ce compte avait appartenu à Nicolas Sarkozy, l'affaire n'aurait peut-être pas été classée aussi vite ! Ou alors, il aurait fallu que la victime soit un avocat. Ou un notaire. Éventuellement un huissier. Là, ça ne rigole pas. Je me souviens du procès de Chantal Clos. En décembre 2009, à la veille de Noël, cette mère avait enlevé l'avocate de son ex-mari puis l'avait abandonnée, ficelée, en pleine nuit dans une forêt enneigée de l'Oise espérant qu'elle y meure de froid. Les Assises de Paris lui ont collé quinze ans de réclusion, condamnation confirmée en Appel ; elle n'a pas eu une semaine de remise de peine. Chantal Clos n'a pas pris quinze ans pour les faits qui lui étaient reprochés, mais pour les avoir commis sur la personne d'un avocat.
Je me souviens, dix ans plus tôt, avoir été douché par une affaire comparable : un parent d'élève avait surpris ma fille, alors âgée de 9 ans, en train de recevoir de son beau-père un coup de poing en pleine tempe, un matin sur le chemin de l'école. Choquée – on le serait à moins – cette femme avait effectué un signalement, lequel avait débouché sur une enquête sociale terrifiante. L'enfant y était présentée comme « le bouc-émissaire » du couple, vivant dans un foyer où la violence était « omniprésente ». L'ASE des Hauts-de-Seine se garda bien de transmettre ce rapport au procureur de Nanterre et chercha à camoufler les faits derrière une prise en charge psychologique au CMP de Clamart. Parce que la maman était professeur des écoles et que sa condamnation entacherait l'institution ? Dès que j'en eus connaissance, mon avocat transmit une plainte. J'attends depuis des nouvelles ; cela fait… douze ans.
Une dernière pour la route. Janvier 2018 : je vide mon appartement et entasse tout chez mon ami Bienvenu. Je n'ai pas beaucoup de ronds et cherche un prestataire à la hauteur de mon budget. Ce sera Hugo Déménagements, société de Jérémy Gafsou. Passons sur le déménagement lui-même, sous-traité à Cofidem et effectué, en janvier, par deux Moldaves en tongs… Au déchargement, le lendemain, manquent les meubles. « Ça s'en vient, c'est dans un autre camion ». Évidemment, l'autre camion n'arrivera jamais. Évidemment, l'attestation d'assurance qui m'a été fournie n'est pas valable. Monsieur Gafsou ne conteste pas la disparition d'une partie du chargement, mais propose de me dédommager à son prix… qui n'est ni le mien ni négociable et bien trop en-deça du préjudice que j'estime avoir subi !
Je me résigne donc à faire une « Injonction de faire » auprès du tribunal d'instance dont dépend le siège de la société : Paris XIIe. Pas de chance, le tribunal est en plein déménagement et la procédure s'éternise, jusqu'à ce que le juge m'envoie sa décision déstabilisante : quand bien même il n'y a pas de contestation sur la disparition d'une partie du chargement… il me faudrait en apporter la preuve en produisant un « Inventaire de déchargement », document dont, comme beaucoup, je n'avais jusque-là jamais entendu parler. En cherchant les avis sur la toile, j'ai tout de suite compris que je n'étais pas le seul à pâtir de la méthode Gafsou.
Une fois leur pelote faite, ces prédateurs investissent généralement dans l'immobilier. Tout le monde ne fait pas sa lessive à la Banco de Bilbao non plus. Jérémy Gafsou fait, lui, comme beaucoup : il dissout sa société pour en créer une autre. C'est la méthode d'Isabelle Casano, d'Omar Benfeddoul…
En épigraphe d'un ouvrage dédié à ses enfants, l'auteur avait écrit : « En espérant qu'ils n'auront jamais affaire à la justice. » [2] Avocat de métier, il déclarait quelques temps plus tard dans une interview à La Tribune : « La justice est une erreur millénaire qui veut que l'on ait attribué à une administration le nom d'une vertu. » [3]. Cet avocaillon, comme les appelait Kafka, s'appelle Eric Dupond-Moretti. Le Laboureur d'idées me l'avait dit il y a bien longtemps, il est mort depuis : « Le tribunal n'est pas le lieu où vous vous ferez entendre. » C'était vrai, ce n'est non plus le lieu dans lequel la justice se rend.
(Si vous avez manqué le début)
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[1] Sur le sujet, lire l'excellent travail de l'historienne Annie Lacroix-Riz, en particulier : « Les grandes banques françaises. De la collaboration à l'épuration : la non-épuration bancaire – 1950-1950 » Revue d'histoire de la Seconde Guerre mondiale No 141 / 1986 et 142 / 1986.
[2] Bête noire, de Eric Dupond-Moretti (Michel Lafon, 2012).
[3] « L'hyper-moralisation pourrit notre société » Propos de Eric Dupont-Moretti recueillis par Denis Lafay (La Tribune, édition Rhône-Auvergne-Alpes, 25 juin 2015).
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