François Ruffin : J'ai un projet !
C'est l'histoire de Jo-Jo et Fan-Fan. Jo-Jo aime Fan-Fan, éperdument ; mais Fan-Fan n'aime Jo-Jo que modérément. Aussi Jo-Jo est très malheureuse et elle pleure souvent, ce qui a le don d'agacer Fan-Fan. C'est un peu le ton du bouquin, qui fait glousser de plaisir les chroniqueurs d'extrême-droite (1).
Fan-Fan, lui, a d'autres soucis. Depuis longtemps, tout petit peut-être, il a "un projet" en tout cas des ambitions, ce que (pour l'instant) Jo-Jo n'a pas. Chez les Picards, car l'histoire se passe en Picardie, c'est maladif semble-t-il : ils ont tous un projêeeet ! L'inconscient de Jo-Jo lui souffle qu'elle ne peut épouser l'un sans épouser l'autre (façon de parler). Ça tombe bien, elle ne sait pas trop comment s'occuper et adhère aux idées du Picard à 200 %, aussi s'engage-t-elle à corps perdu (c'est le cas de le dire) dans l'aventure de Fan-Fan.
Derrière l'obsession de se faire aimer, que Jo-Jo ne cache pas, se dessine "en filigrane", "en creux", le portrait de Fan-Fan. Jo-Jo arrive dans son histoire au milieu des années 2010, à un moment charnière, où tout peut basculer.
En lisant L'Amour et la révolution (2), les lecteurs des Petits soldats du journalisme (3) retrouveront le personnage un brin cachotier et imbu de lui-même, pour ne pas dire arrogant. Pour assurer le succès de Fakir (un magazine lancé dans sa bonne ville d'Amiens, en 1999), Fan-Fan s'était présenté au concours d'entrée du Centre de Formation des Journalistes, qu'il avait réussit. Une formation bien ennuyeuse à son goût, qu'il mit à profit pour en tirer un pamphlet sur la formation des journalistes. Quinze ans plus tard, il n'a pas changé : Fakir est sa chose, remarque Jo-Jo, il rédige l'essentiel du contenu. Ça donne le ton.
Lorsque Jo-Jo le rencontre, Fan-Fan a parcouru un sacré bout de chemin : Fakir, s'impose au niveau national comme un titre "de gauche" et il s'est pris de sympathie pour les Klur. Cette famille, laissée sur le carreau par la délocalisation de l'usine Ecce dans laquelle le père et la mère travaillaient pourrait-elle lui servir de tremplin politique ? Les Klur non, mais Ecce oui, car elle appartient à LVMH, le groupe de Bernard Arnault, la première fortune de France. En voilà une opération qu'elle serait médiatique ! Les Klur vont bénéficier à Fan-Fan au-delà de toute espérance : Fakir infiltré par une barbouze à la solde de Bernard Arnaud ; un procès retentissant… Que demandez de plus. Et bien sûr, le film Merci Patron !Le succès de Merci Patron, à la production et à la réalisation duquel Jo-Jo va largement contribuer, sera à la hauteur des espérances de Fan-Fan ! Jamais l'expression "lui a ouvert un boulevard" n'aura été autant à propos. Merci Patron – et involontairement Bernard Arnualt – ouvrent à Fan-Fan un boulevard que Jo-Jo va mettre tout son professionnalisme et son amour à lui baliser : Picardie Debout, puis Nuit Debout, puis… le Palais-Bourbon ! N'en jetez plus, la cour est pleine (jusqu'en 2027).
Fan-Fan sait saisir les opportunités, les provoquer, les organiser si nécessaire. On comprend aussi, à la lecture de L'Amour et la révolution, qu'il n'a aucun scrupule à utiliser les fragilités des uns et des autres si elles peuvent lui permettre d'atteindre ses objectifs. Et c'est là où le personnage apparaît moins sympathique, plus opportuniste pour ne pas dire manipulateur. Surtout : tout semble devoir être fait pour le servir, lui et ses ambitions. Au terme de cinq ans de ce régime, Jo-Jo ne peut plus ignorer que le paradoxe entre ses pleurnicheries et l'emprise que son amant exerce sur elle la conduit dans le mur. La naïve Jo-Jo jettera l'éponge après La Fête à Macron. Rincée, épuisée. Un peu blessée, meurtrie. Beaucoup. Détruite, dit-elle.
"En creux" de cette histoire d'amour, se dessine le portrait d'un dominant. Un dominant de la pire espèce même que, dans les dernières pages, Jo-Jo décrit ulcéré de se voir dominer par une vraie bête de la scène politique : Méluche himself ! Fan-Fan ravalera sa morve encore quelques temps, mais fin juin 2024, dans l'entre-deux-tours des législatives anticipées, la coupe est pleine : il annonce qu'en cas de réélection, il ne siègera pas sur les bancs de LFI.
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L'ivresse du pouvoir rend aveugle, dit l'adage. Sans aucun doute.
Fan-Fan vise l’Élysée, personne n'est dupe, mais ils sont nombreux à vouloir décrocher le Graal ! Jean-Luc Mélenchon se sait hors-jeu, sans que son âge ni ses compétences soient en cause. Mais le microcosme politique est impitoyable, comme l'a remarqué Jo-Jo. Cela fait un moment que l'offre politique en France se situe entre moi ou le chaos ; or, pour vénérer le sauveur – véritable dieu-vivant – comme se présentent les candidats à la magistrature suprême, encore faut-il désigner au peuple un diable à maudire, longtemps incarné par le clan Le Pen. Sa "dédiabolisation", entreprise par l'héritière du borgne, a changé la donne, faisant du Rassemblement national une force avec laquelle compter. C'est en tout cas avec cette force que la "droite" et même le "centre droit" comptent sans aucun complexe.
Arrivé troisième de la présidentielle de 2017, Mélenchon s'imposait comme le diable idéal du new deal politique français. On peut comprendre qu'il en ait gros sur la patate de s'être fait savonner la planche aux portes du Palais (d'un autre côté, il devait savoir que c'est là où c'est le plus glissant !), lui qui a toujours navigué au portant sur l'échiquier politique, avec le pouvoir en ligne de mire, quittant les Trotskistes, en 1976, pour rejoindre le PS et l'alliance Mitterrand-Rocard ; lâchant le PS, fin 2008, persuadé non sans raison, que le parti ne faisait plus illusion dans le corps électoral ; s'alliant brièvement avec les staliniens du PCF pour s'apercevoir de son erreur et se décider, enfin, à créer sa propre force qui deviendra LFI en 2016.
Tous les caciques de la Ve République l'ont compris, après Le Pen et Mélenchon : le prochain locataire de l’Élysée ne sera pas porté par ce qu'ils appellent un "parti de gouvernement", mais par une structure vierge de toutes ces affaires, compromissions, petits arrangements entre amis qui, depuis cinquante ans, ont pourri l'ambiance, donné la nausée à une majorité d'électeur en les poussant dans les bras de l'extrême-droite. Tous les aspirants-président, de Attal à Gluksmann, se démarquent du microcosme et se présentent sous des "habits neufs" ! En se démarquant d'une LFI diabolisée, Fan-Fan – alias François Ruffin pour ceux qui ne l'auraient pas encore reconnus – ne fait-il pas autre chose que de se préparer au duel de 2027, aboutissement d'un long chemin entrepris à la fin de XXe siècle, à Amiens, avec un petit canard nommé Fakir ?
Jo-Jo avec ses précautions inclusives qui rendent son texte quoi que bien écrit parfois pénible à lire, est très loin de la réalité du monde politique. Son livre en devient anecdotique. Elle n'a d'ailleurs pas la prétention, avec son récit, d'avoir fait autre chose qu'une thérapie. La réalité politique est un peu loin ; pour la paraphraser, on a l'impression qu'elle s'en "branle un peu la nouille".
Ruffin Président. C'était le 12 mai 2024
[1] Isabelle Larmet : "Les confidences gênantes de l'ex de François Ruffin". Causeur (3 avril 2024)
[2] Johanna Silva : L'Amour et la révolution (Textuel, 2024)
[3] François Ruffin : Les Petits soldats du journalisme (Les Arènes, 2003)

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